Se perdre, d’Annie Ernaux : journal d’une passion

Durant cette période, je n’ai rien écrit en dehors de textes qu’on me demandait pour des revues. Le journal intime que je tiens, irrégulièrement, depuis l’adolescence, a été mon seul lieu véritable d’écriture. C’était une façon de supporter l’attente du prochain rendez-vous, de redoubler la jouissance des rencontres en consignant les paroles et les gestes érotiques. Par-dessus tout, de sauver la vie, sauver du néant ce qui, pourtant, s’en approche le plus.

Ce n’est pas que je fais une obsession. Simplement, je voulais vérifier une hypothèse. Attendu que les romans d’Annie Ernaux me laissent de marbre mais que les journaux m’intéressent, j’en ai déduit que peut-être il y avait chez elle, dans le geste d’écriture pure du diarisme, quelque chose susceptible de me toucher qu’elle détruisait ensuite dans le processus d’écriture.

Ce journal, au titre parfaitement adéquat, est celui de la période de sa passion pour S., qu’elle écrit alors qu’elle vit l’histoire qu’elle racontera plus tard dans Passion Simple, un roman qui m’avait moyennement plu car je l’avais trouvé trop sec s’agissant d’un texte sur la passion.

Hypothèse validée : j’ai énormément aimé ce texte tendu par la passion et le désir, traversé par la figure de l’attente et du ressassement, et la fin inéluctable car S., c’est écrit, finira par partir.

Ici, l’histoire historique, le monde extérieur même, s’effacent, et les moments intimes, le mental qui s’emballe, les doutes et les espoirs, les rêves occupent tout l’espace — et l’écriture, même si elle ne fai[t] pas l’amour en écrivain. Chose curieuse d’ailleurs chez Ernaux : il semble (c’est ce qu’elle dit) que lorsqu’elle écrit un roman, elle abandonne son journal (moi j’ai besoin des deux), et que dans une période aussi intense émotionnellement, où le désir la traverse, elle ne peut plus rien écrire que son journal (alors que chez moi le désir est plutôt un carburant) et qu’elle a besoin d’un certain recul pour ensuite écrire.

Et je trouve cela très intéressant, car cela me permet de comprendre ce qui me gêne dans ses romans : ce recul, la distance.

En somme, je me suis beaucoup retrouvée dans ce texte, qui saisit parfaitement la passion amoureuse, et je pense que finalement, tout le processus d’écriture d’Ernaux consiste à assécher ce qui était magnifique. Et que, dans ses romans, elle passe à côté de l’essentiel. La vie.

Se Perdre (lien affilié)
Annie ERNAUX
Gallimard, 2001 (Folio, 2002)

9 réponses à « Se perdre, d’Annie Ernaux : journal d’une passion »

  1. Avatar de lizagrece
    lizagrece

    Annie Ernaux dépeint au fur et à mesures de ses livres des époques successives ainsi que la condition de la femme. Elle a choisi de la faire sous la forme
    autobiographique avec un style dépouillé apparenté au nouveau roman. On aime ou on aime pas mais ton jugement me parait bien sévère

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    1. Avatar de Caroline Doudet

      Et bien justement, c’est cette forme dépouillée que je n’aime pas, donc maintenant que j’ai clairement compris, je sais que ce n’est pas une autrice pour moi… mais il a fallu creuser !

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  2. Avatar de Ariane S
    Ariane S

    Elle vient d’obtenir le Prix Nobel de Littérature …

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    1. Avatar de Caroline Doudet

      Oui, j’ai vu 😉 la date de publication de l’article n’est pas due au hasard : je l’avais senti venir…

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  3. Avatar de Emilie
    Emilie

    J’ai été une grande lectrice d’Ernaux, et son économie de mots ne m’a jamais paru assécher son propos. J’ai été très marquée par exemple par « La femme gelée », ou bien « La honte », et bien sûr « La place », « Une femme »). La forme d’écriture qu’elle a choisie donne une grande force au fond. Cela dit, « Passion simple » ne compte pas du tout parmi mes préférés.

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    1. Avatar de Caroline Doudet

      Je comprends qu’on puisse aimer, après moi ça ne me touche pas…

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  4. Avatar de coupsdecoeurgeraldine

    Je n’ai lu que « l’autre fille » d’Annie Ernaux, aussi, je n’ai pas d’avis sur son écriture. Mais je ne me sens pas particulièrement motivée pour l’approfondir, et pas avec ce texte que tu présentes ici. Les histoires de passion amoureuse, pas trop pour moi .

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    1. Avatar de Caroline Doudet

      Oui, je comprends : moi c’est mon objet d’investigation, donc forcément…

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  5. Avatar de Ju

    Super decouverte j’adore le mood 😀 hésites pas à venir sur mon blog dephaistos.com et à t’abonner si ça te plaît 😉

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