J’ai le sombre pressentiment que ce voyage va tourner au fiasco. Ça m’apprendra à m’être inventé une vérité à travers le regard de l’autre. Un regard d’autrefois. Il ne me reste plus qu’à remercier les circonstances qui, obstinément, se sont liguées pour empêcher le retour de Karen. Une guerre au moins lui aura été épargnée. Celle, perdue d’avance, entre sa mémoire et la réalité.
Il y a très longtemps, j’avais lu les Sept contes gothiques ; tellement longtemps qu’à dire vrai, je ne m’en souviens plus du tout. Mais, pour ce qui est de La Ferme Africaine, je n’ai jamais pu m’y résoudre : je voue un tel culte au film, Out of Africa, que j’ai peur d’être déçue par les différences qui y aura forcément.
Et puis, voilà que Karen Blixen me tombe dans les bras par le biais de ce roman, un roman basé sur une enquête longue et minutieuse, et qui fait revivre celle qui n’a jamais eu le prix Nobel, mais aurait pu…
Nous sommes en 1984 et à l’occasion du tournage du film, Clara Selborn, qui a consacré sa vie à Karen Blixen et est son exécutrice littéraire, est invitée au Kenya. C’est l’occasion pour elle de revenir sur l’existence de celle qui fut jusqu’au bout une énigme, et de raconter Karen à celle qui doit l’incarner pour la postérité.
Le début m’a un peu déstabilisée : comme je le craignais pour La ferme africaine, les images du film viennent tout parasiter alors même que l’enjeu est de mettre à distance l’image d’Epinal pour quelque chose de plus réaliste.
Premier écart : le Kenya que découvre Clara n’est plus du tout le Kenya qu’a connu Karen.
Deuxième écart : des libertés avec ce qui s’est passé, à la fois dans le texte de Blixen et bien sûr dans le film. Difficile d’éviter la surimpression : même après avoir été regarder des photos du vrai Denys Finch Hatton (pas très beau ni sexy, soyons honnête), je ne pouvais m’empêcher d’avoir à l’esprit Redford.
Mais on se laisse emporter : l’amour sincère de Blixen pour l’Afrique où elle se sent libre, une Afrique vibrante, vivante, charnelle. Son histoire complexe avec Denys. Le déchirement de quitter ce qui est devenu sa terre pour revenir dans sa cage danoise, où elle s’est toujours sentie étrangère.
La suite m’a littéralement passionnée : Blixen après l’Afrique, c’est la naissance d’un écrivain, et la manière dont elle crée Isak Dinesen, comme un démiurge, est fascinante, tout comme la manière dont elle exerce une espèce de force magnétique sur son entourage et manipule les hommes comme des marionnettes.
Et puis, ce personnage… Blixen est extraordinaire, et il y a quelque chose de romanesque en elle, ce dont elle a d’ailleurs conscience : en échange de son âme, Satan lui avait promis que tout ce qu’elle vivrait deviendrait une histoire.
Humiliée, écrasée, elle se relève toujours car elle est dotée d’une force de caractère extraordinaire et d’une fierté aristocratique qui la rend tyrannique mais lui permet de rester debout dans la tempête. Et elle n’a pas été sans me rappeler cet autre monstre sacré qu’était Coco Chanel : deux génies qui n’auront pas pu être heureuses en amour et sur lesquelles plane l’ombre de ceux qu’elles ont perdu — Boy, dans un accident de voiture, Denys, dans un accident d’avion.
Mais chez Blixen il y a en plus quelque chose de mystique : sorcière et divinité païenne, elle est à la fois Walkyrie et Hécate, liée à la lune et à l’élan vital premier et générateur, qui chez elle, bizarrement, est purement créateur et non sexuel.
Bref : un roman que j’ai beaucoup aimé, qui m’a souvent émue et qui, au final, m’a non seulement donné envie de revoir pour la énième fois Out of Africa mais aussi, peut-être, de me plonger dans La ferme africaine.
Baronne Blixen (lien affilié)
Dominique de Saint-Pern
Stock, 2015









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