L’Homme qui voyait à travers les visages, d’Eric-Emmanuel Schmitt

Au début, je n’ai pas compris. Les gens ne prêtaient aucune attention à certains êtres que je voyais, des personnes parfois de taille standard, le plus souvent de format réduit. En quoi différaient-elles ? Elles surprenaient. A leur convenance, elles apparaissaient, disparaissaient, sans être arrêtées par les murs, les cloisons et les étages. Elles n’entraient jamais par la porte ni ne sortaient par la fenêtre. Elles surgissaient ou se volatilisaient en ignorant les obstacles. Chaque fois, elles survenaient pour escorter quelqu’un et se préoccupaient peu des présents, moi y compris. Si je leur adressais la parole, elles ne bronchaient pas ; au plus, elles m’envoyaient un regard du genre « De quoi te mêles-tu ? ». Avec le recul, je me demande même si ce regard m’était adressé. Peut-être l’ai-je supposé.

Avec le temps, Eric Emmanuel Schmitt est devenu un des auteurs dont j’attends les nouvelles parutions avec une impatience mêlée de curiosité : j’aime le regard qu’il pose sur le monde, et les questions qu’il lui pose.

Cette impatience est néanmoins teintée d’une certaine appréhension : j’ai, parfois, l’impression qu’il gâche un peu son talent, et j’ai à l’occasion été déçue. Pas l’an dernier, La nuit de feu m’ayant occasionné un véritable choc. Ici, il renoue avec le roman, mais continue son questionnement métaphysique.

Depuis qu’il est enfant, Augustin voit d’étranges petits êtres s’agiter autour de certaines personnes : ce sont leurs morts, dont ils ne parviennent pas à se libérer. Après un attentat sur le parvis d’une église auquel il a assisté, Augustin veut trouver des réponses, assisté d’une juge d’instruction un peu loufoque qui a percé son secret et d’Eric-Emmanuel Schmitt lui-même.

Le moins que l’on puisse dire est que ce roman ne manque pas d’originalité et d’intérêt : conte philosophique, il utilise le dialogisme inhérent au genre romanesque pour interroger la mort et le deuil, le poids des morts sur les vivants, le terrorisme et l’exclusion.

Mais c’est la réflexion théologique qui est ici particulièrement saisissante : à la juge qui veut instruire le procès de Dieu, émettant l’hypothèse qu’il est réellement responsable de toutes les horreurs perpétrées en son nom depuis des siècles et s’appuyant pour cela sur les textes dont il est l’auteur (hypothèse qui n’est pas sans rappeler celle du Tout Nouveau Testament), s’oppose un Eric-Emmanuel Schmitt qui se fait personnage de son propre roman et est plutôt partisan d’un Dieu écrivain incompris.

Quant à Augustin, il aura peut-être la réponse que tout le monde cherche depuis des siècles.

Plein de sagesse et d’humanisme, ce roman se lit donc avec beaucoup de plaisir, et nous conduit à nous interroger.

Néanmoins, il n’est pas exempt de certaines faiblesses, et certains points ne m’ont pas complètement convaincue.

D’abord, je trouve le lien d’Augustin à son don parfois incohérent : au départ, on a l’impression qu’il le découvre au moment de l’attentat, pour ensuite comprendre qu’il l’a depuis toujours, ce qui rend assez incompréhensible le fait que dans sa déposition il mentionne l’homme accompagnant le terroriste, dont il sait bien qu’il est mort ; de plus, jamais nous ne saisissons les tenants et les aboutissants de ce don.

Ensuite, je trouve que Schmitt n’a pas su assez se détacher de l’image que les religions donnent de la divinité, à savoir un mâle, ce qui n’est absolument pas possible pour peu qu’on réfléchisse deux minutes.

Je trouve en outre la fin un peu faiblarde par rapport au reste.

Mais ma plus grande réserve est une réserve d’écrivain, et elle est somme toute très personnelle (et pas forcément rationnelle) : je crois à l’écriture prédictive et au fait que, parfois, ce que l’on écrit influence le réel ; cela fait que j’ai du mal avec les attentats fictifs, ça me terrifie, et cela me trouble d’autant plus venant d’un écrivain comme Schmitt dont j’imagine qu’il est sensible à ce genre de problématiques. Mais j’ai bien conscience que si on va par là, on n’écrit plus rien…

Bref. Malgré ces réserves, j’ai beaucoup aimé ce roman, même si je pense que l’auteur aurait pu faire encore mieux car il est capable !

L’Homme qui voyait à travers les visages (lien affilié)
Eric-Emmanuel SCHMITT
Albin Michel, 2016

6 commentaires

  1. jostein59 dit :

    Je le lisais aussi de manière systèmatique avec beaucoup d’intérêt. Sans retrouver ces dernières années la qualité des anciens textes. Je n’ai pas lu La nuit du feu, c’est apparemment dommage ( je le note), par contre j’ai prévu de lire celui-ci.

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    1. Il est assez inégal comme auteur ! Mais la nuit de feu m’a vraiment illuminée !

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  2. noukette dit :

    Le côté théologique de ses romans me freine de plus en plus je dois dire…

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    1. Moi ça me plaît, mais je peux comprendre que ça freine…

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  3. Dans ma PAL, donc lecture pour très bientôt !

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