Muse, de Jonathan Galassi

Paul n’était pas entré dans l’édition à une époque où avec un peu d’argent et beaucoup de travail on pouvait construire quelque chose comme Impetus ou P&S. En outre, il n’avait pas les fonds ni le culot nécessaires pour créer sa propre entreprise. A son arrivée dans la profession, la plupart des petites maisons avaient été absorbées par des éditeurs dits généralistes, qui à leur tour étaient majoritairement devenus la propriété de conglomérats beaucoup plus importants décidés à publier tout ce qui leur tombait sous la main et avait une chance de rapporter de l’argent, et dont les catalogues, en conséquence, se ressemblaient tous plus ou moins. Impetus et P&S étaient aujourd’hui des anomalies ; ils faisaient partie des derniers indépendants dont le fonds reflétait les goûts et les engagements des éditeurs eux-mêmes. Combien de temps pourraient-ils tenir ? C’était incertain dans cette course aux rapprochements et aux effets d’échelle qui balayait le monde du livre et bien d’autres comme une tornade sur un champ de blé.

On le sait : dès qu’un roman parle d’écrivains, d’écriture, du petit monde des gens de lettres et tout ça, j’ai du mal à résister. Que voulez-vous, j’ai la passion de l’autoréférentialité, lorsque la littérature parle d’elle-même. Ça doit venir de la même chose que ma manie de la mise en abyme. En tout cas, encore une fois, je n’ai pas pu résister.

Ida Perkins est un mythe de la poésie et plus largement de la littérature américaine. Paul Dukach, directeur littéraire chez P&S, lui voue un véritable culte, même si elle est éditée par son concurrent et mentor Sterling Wainwright, fondateur des éditions Impetus. Lorsqu’il a l’occasion de la rencontrer à Venise où elle vit désormais, il n’hésite pas. Et ce qu’elle va lui confier aura une importance capitale…

Mon résumé vaut ce qu’il vaut, mais ne rend pas vraiment justice à la richesse du roman, qui nous invite dans le milieu éditorial américain (ce qui nous change un peu de nos histoires germanopratines) et nous en dresse un tableau assez désenchanté, même s’il est aussi un hommage à l’édition indépendante et au travail des vrais passionnés.

Galassi analyse finement un monde qu’il connaît bien, et où la littérature passe après les relations publiques : il nous montre ainsi tout le petit jeu des agents et leurs relations avec les éditeurs, les tractations autour du Nobel, la domination du géant de la vente en ligne Medusa, les changements apportés par le numérique, les potins, les coucheries.

Central, le chapitre sur la foire de Francfort est absolument brillant : les éditeurs y sont montrés comme des maquignons et les auteurs comme du bétail vendu au poids. C’est drôle, cruel, satirique, sans doute vrai, et du coup un peu désespérant pour les écrivains. On se demande bien où est la littérature, dans tout ça.

Et pourtant, la littérature, elle est là, elle émerge de toute cette boue telle Vénus sortie des eaux, en la personne d’Ida, figure magnifique et énigmatique, femme forte et écrivaine de génie. Elle est tellement présente que le lecteur pense parfois être passé à côté d’une grande figure de la littérature américaine — mais non, Ida est fictive, elle est à la fois personnage et archétype. Galassi se plaît à brouiller la référentialité, mêlant les noms fictifs aux noms réels. Et c’est vertigineux.

Hommage à la littérature dans ce qu’elle a de plus exigeant et de plus pur, Muse est à bien des égards un roman pour initiés : il n’est pas sûr qu’il passionne ceux que le petit monde des lettres n’intéresse pas. Mais, les autres, foncez : c’est instructif, drôle, et en même temps très beau !

Muse (lien affilié)
Jonathan GALASSI
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne Damour
Fayard, 2016

4 commentaires

  1. Mind The Gap dit :

    C’est vrai que les lecteurs de base ne savent rien de ce monde des lettres, ce roman doit permettre d’en savoir un peu plus et il y a de quoi nouer et dénouer de belles intrigues.

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    1. Oui, on apprend des choses !

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  2. Noukette dit :

    Sûrement très instructif…!

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