La Naissance du sentiment, de Jean-François Kervéan

La naissance du sentiment

Nous sommes avant Socrate, Platon et Aristote, dans l’Archaïsme présocratique. Une nouvelle guerre se prépare avec ce vague empire du Proche-Orient qui se prétend maître du monde — mais les Hellènes lèvent rarement le nez de leur nombril. Enfin, il y a un mystère : la Grèce est un pays pensant, petite humanité d’idées radicalement neuves. Sept sages y propagent la première philosophie d’Occident. Raisonneurs et chamailleurs, les Grecs sont également épris d’harmonie. Soucieux des Lois, ils se défient par la langue autant que par la castagne. 

Le nouveau roman de Jean-François Kervéan nous invite à Sparte, à l’aube de la deuxième guerre Médique, dont on dit qu’elle est le point de rupture entre l’Orient et l’Occident — celle-là même qui est le sujet des Perses d’Eschyle.

Sparte, Ve siècle avant notre ère. Lorsque son mari meurt à la guerre, Gorgophonée Carthas est enceinte, et l’enfant qui naît ne devrait pas vivre selon les lois de la Cité qui élimine sans pitié les faibles : pris de fréquentes crises d’étouffement, Aphranax parvient pourtant, en grandissant, à devenir un vaillant soldat, grâce à sa mère qui l’aide à cacher sa maladie, mue par un sentiment maternel pourtant interdit.

Léger, primesautier, teinté d’humour et de burlesque, ce roman est de ceux qui permettent de passer un excellent moment de lecture, tout en nous apprenant beaucoup de choses : l’histoire grecque, la démocratie, et cette cité spartiate dont on a retenu le nom pour un modèle de chaussures et pour désigner un mode de vie austère et rudimentaire.

Il faut dire que la description des coutumes locales a de quoi faire penser sur de nombreux points à la pire des dystopies, dans la manière dont sont éliminés les faibles et élevés les enfants, et dans leur conception très personnelle de l’égalité — tout au plus peut-on les créditer d’une manière de considérer les femmes plutôt moins désastreuse qu’ailleurs.

Mais tout divertissant et instructif soit-il, et c’est déjà beaucoup, le véritable intérêt de ce roman est le miroir qu’il tend à notre propre époque, et la réflexion profonde sur les civilisations qu’il nous propose. Dans ses Perses, Eschyle oppose la démesure pleine d’hybris de l’Empire Perse et de son roi Xerxès à la mesure et à l’ordre Grec. Je l’ai dit, cette pièce est considérée par beaucoup comme le point de rupture à partir duquel on assiste à une nette opposition, dans la pensée, entre la civilisation occidentale et la civilisation orientale, l’Europe et l’Asie — opposition concrétisée par le rêve de la mère de Xerxès : 

Deux femmes, bien mises, ont semblé s’offrir à mes yeux, l’une parée de la robe perse, l’autre vêtue en Dorienne, toutes deux surpassant de beaucoup les femmes d’aujourd’hui, aussi bien par leur taille que par leur beauté sans tache. Quoique sœurs du même sang, elles habitaient deux patries, l’une la Grèce, dont le sort l’avait lotie, l’autre la terre barbare. Il me semblait qu’elles menaient quelque querelle et que mon fils, s’en étant aperçu, cherchait à les contenir et à les calmer — cependant qu’il les attelle à son char et leur met le harnais sur la nuque. Et l’une alors de tirer vanité de cet accoutrement et d’offrir une bouche toute docile aux rênes, tandis que l’autre trépignait, puis, soudain, de ses mains met en pièces le harnais qui la lie au char, l’entraîne de vive force en dépit du mors, brise enfin le joug en deux. 

Finalement, les choses n’ont pas tant changé que ça !

La Naissance du sentiment (lien affilié)
Jean-François KERVÉAN
Robert Laffont, 2017

4 commentaires

  1. framboise dit :

    ça me plait ! Du léger et pas que ! Je prends !
    Bizzz demoiselle

    J’aime

  2. estellecalim dit :

    C’est rigolo, je me demandais justement dernièrement s’il avait sorti un nouveau bouquin. Le sujet me botte moins que le précédent, mais si je le croise, pourquoi pas.

    J’aime

    1. c’est franchement passionnant je trouve, mais c’est vrai que l’histoire grecque m’a toujours intéressée !

      J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.