Dans ce troisième volet de notre série sur la créativité, nous allons aborder la manière dont on peut nourrir sa créativité au quotidien et remplir son chaudron.
Un état d’esprit : la vigilance poétique
La formule n’est pas de moi, mais de Belinda Cannone dans son merveilleux essai S’émerveiller, essai que je ne saurais trop vous conseiller de lire également (après tout, la créativité, comme nous le verrons au point suivant, est aussi une question de nourriture). Dans cet essai, elle écrit :
Car s’émerveiller résulte d’un mouvement intime, d’une disposition intérieure par lesquels le paysage à ma fenêtre ou l’homme devant moi deviennent des événements. […] J’aimerais ici évoquer cet état intérieur propice à la saisie émerveillée du monde. Celle-ci n’est pas liée au caractère exceptionnel du spectacle que nous contemplons : c’est notre vigilance poétique, notre concentration, qui peut rendre « spectaculaire » (visible) un objet intrinsèquement humble. Je m’intéresse à cet état parce qu’il relève d’une sagesse — d’un savoir-vivre à conquérir contre l’agitation de nos jours.
Créer, selon moi, c’est entretenir, à chaque instant, cet état de vigilance poétique, cette capacité à l’émerveillement, en étant pleinement présent et attentif à tous les stimuli notamment sensoriels.
Dans l’Invitation à un voyage sensoriel, je vous propose d’ailleurs de travailler autour de cette idée que nous sommes conduits au quotidien à sacrifier beaucoup de stimuli dans notre appréhension de l’univers, car le cerveau est conditionné pour ne traiter que les stimuli inhabituels et importants, ceux qui peuvent indiquer un danger. Mais cette anesthésie, sans laquelle on ne pourrait pas vivre, est aussi dommageable, tout comme l’est la tendance à surinvestir le sens de la vue : habiter poétiquement le monde, et donc être créatif, ce n’est pas seulement voir, et voir ce qui « saute aux yeux » : c’est aussi entendre, sentir, goûter, humer. Être attentif à tous nos sens et à la manière dont ils sont sollicités. Y être disponible, dans un état d’ouverture. Si vous voulez approfondir cette question, je vous suggère d’embarquer pour ce voyage sensoriel si ce n’est déjà fait.
Pour aujourd’hui, nous allons partir sur une activité simple, mais qui vous aidera à entrer plus facilement dans cet état de vigilance : ajouter à votre journal poétique une dimension de « journal d’émerveillement ». Je vous propose donc, chaque soir, lorsque vous faites le bilan de votre journée et que vous réfléchissez à ce que vous avez fait pour votre créativité, au plaisir que vous vous êtes accordé et à vos gratitudes, de chercher cinq choses qui vous ont émerveillé (et qui peuvent être en même temps des plaisirs et/ou des gratitudes), en ne restreignant pas l’émerveillement au spectacle de la beauté mais au contraire en essayant de varier les sens, et même de chercher un émerveillement par sens. Vous pouvez faire une liste, mais aussi pourquoi pas écrire un petit texte, et l’illustrer si vous avez le temps. Si vous le souhaitez, j’ai créé un carnet exprès pour cette activité : le Journal d’émerveillement.
Bien sûr, certaines journées seront plus propices que d’autres à ce festival des sens, c’est le cas notamment si vous êtes sorti en promenade : par exemple, ce texte que j’avais écrit pour raconter ma première sortie après le confinement :
Et c’était comme dans le poème de Rimbaud : Le Monde [vibrait] comme une immense lyre / Dans le frémissement d’un immense baiser !
Il n’y avait pas que cette liberté retrouvée. Il y avait cette sorte d’épiphanie joyeuse, d’accord, de plénitude. La caresse du soleil sur ma peau et ma longue robe flottant autour de moi, cette impression de légèreté. Et surtout, les fleurs : cette débauche florale, explosion de formes et de couleurs, du rouge, du jaune, du bleu, du rose, du blanc, et tout ce vert bien sûr, la délicatesse des pétales, le velouté des corolles. Les odeurs enivrantes : j’ai passé ma promenade à m’arrêter pour enfouir mon nez dans les chèvrefeuilles et les roses, respirer ces doux parfums, s’en gorger comme d’un vin fin. Et parmi tout ça, les insectes bourdonnants s’en donnant à cœur joie au milieu du pollen. Le bruit de mes pas sur le chemin. Les rires venant des jardins.
Soyons honnête : j’aurais plus de mal à écrire une telle épiphanie joyeuse au sujet d’un jour où je suis allée travailler (sauf si je suis allée me promener au Parc Floral à l’heure du déjeuner, ce que je fais dès que possible), mais justement, l’idée est d’être toujours disponible à l’émerveillement. Le lever du soleil sur la Loire en allant travailler, le chant des oiseaux au réveil, un chocolat chaud au goûter… Ce sont aussi des sources d’émerveillement.
L’émerveillement peut être partout, à condition que l’on soit disponible pour lui.
Alors, qu’est-ce qui vous a émerveillé aujourd’hui ?
Nourrir sa créativité au quotidien
Julia Cameron (toujours elle), pour parler de ce lieu où on va trouver les idées, utilise l’image du puits. J’aime aussi beaucoup celle du chaudron, parce qu’elle rend assez bien ce qui se passe : un mélange d’ingrédients que l’on ajoute en quantités diverses, comme une potion magique, et dans lequel on vient se nourrir.
Créer, ce n’est donc pas seulement faire : c’est aussi remplir ce chaudron, avec des ingrédients variés, que vous aimez. Et c’est un élément très important car si on ne le remplit pas suffisamment, de pleins d’éléments, le chaudron finit par se vider, et on se retrouve à sec, bloqué, à ne plus pouvoir « faire » parce qu’on est affamé. Ou bien par tourner en rond parce qu’on prend toujours la même nourriture…
Tout peut constituer de la bonne nourriture, à condition de bien l’accommoder. En fait, vous verrez que plus vous remplirez votre chaudron, plus son contenu se régénèrera, plus il se remplira facilement. Avec n’importe quoi. Mais ici, nous allons partir sur les essentiels, car peut-être, en ce moment, votre chaudron est-il vide ou presque.
Les fondamentaux de votre inspiration
Contrairement à l’image d’Épinal, l’inspiration ce n’est pas quelque chose qui nous tombe dessus comme ça, de l’extérieur, comme on prendrait un coup sur la tête. En réalité, elle vient du plus profond de nous. Mais plus on a conscience de ce qui nous inspire, plus facilement on pourra aller nourrir cette inspiration.
Dans votre journal poétique, je vous propose donc, pour l’instant sans aller chercher d’images, de vous interroger sur qui ou quoi vous inspire : des styles particuliers, des couleurs, des périodes de l’histoire, des lieux, des ambiances, mais aussi des peintres, des photographes, des écrivains, des personnes, des films, des paysages, des motifs… tout ce qui, pour vous, constitue votre base. Mais ne faites pas simplement une liste, essayez de développer. Par exemple vous pouvez écrire sur les livres qui vous ont marqué (et notamment : quel livre a changé votre vie ?), raconter votre premier concert, vous remémorer une exposition et/ou un musée qui vous ont fait beaucoup d’effet, un film dont les images sont encore très présentes à votre esprit. Cela peut être aussi un voyage, une personne que vous avez rencontrée… Sur chaque point, insistez sur les émotions que vous avez ressenties. En chemin, vous vous rendrez compte que tout cela est constitutif de votre personnalité profonde, et c’est avec cette personnalité que nous créons.
Par exemple, le livre qui a changé ma vie (enfin, l’un des), c’est Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry. Ce n’est pas très original, j’en ai peur, mais nous reviendrons sur cette question de l’originalité. Longtemps, j’ai cru que c’était uniquement parce que c’était ce récit qui m’avait donné accès à la littérature et à sa richesse de sens : je l’ai étudié en sixième, et c’est avec cette étude que j’ai compris tout le sens qui pouvait se cacher sous une histoire, et j’ai su que c’était ce que je voulais faire de ma vie. Raconter des histoires qui ont du sens (et c’est à peu près à cette époque que j’ai commencé à écrire). Et ce d’autant plus que le sens, ici, est une vision du monde qui a parfaitement coïncidé avec celle que je portais sans doute déjà, mais qui ne m’avait pas encore été révélée : l’importance de la joie, de l’amour, de la beauté et de la poésie. Mais j’ai compris récemment qu’il y a encore autre chose, qui est lié au sens mais aussi à ce qu’on peut considérer comme une sorte d’effet miroir : le Petit Prince est un habitant d’une autre planète, un extra-terrestre tombé sur une terre où il n’a pas sa place parce que lui voudrait l’habiter poétiquement là où les autres cherchent à l’habiter sérieusement, il est souvent perdu dans ses rêves et ses pensées, et il tient pour essentiel ce que les autres considèrent futile, et parfois, il se fâche parce qu’il n’est pas compris. Le Petit Prince est un être hypersensible exilé dans un monde qui ne le comprend pas et qu’il ne comprend pas, un monde où les gens voient un chapeau là où il y a un éléphant dans un boa (alors que tout de même, c’est évident, que c’est un éléphant qui a été avalé par un boa), où les roses ne sont pas importantes et où on n’apprivoise pas les renards. Le Petit Prince, c’est moi, c’est en quelque sorte mon histoire, et ce récit est bien la matrice de tout ce que je crée, même si ça ne se voit pas forcément.
Tout cela pour dire que faire une séance d’introspection sur les œuvres qui sont les plus importantes pour vous peut vraiment vous conduire à des découvertes fascinantes.
A présent que nous avons à peu près fait le tour de ce qui vous inspire, nous allons réaliser un tableau d’inspiration. Qui n’est pas la même chose qu’un tableau de visualisation. Le point commun, c’est que nous allons utiliser des images, et peut-être les coller, et que vous allez devoir le garder sous les yeux. Mais l’objectif est différent. Le tableau d’inspiration, c’est un tableau qui pourra être assez évolutif, c’est pour cela que je préfère pour ma part utiliser un grand panneau en liège et un peu les murs. Certains (et c’est de plus en plus mon cas) y consacrent tout un mur de leur bureau, et c’est parfait. On peut faire un tableau d’inspiration pour un projet en particulier (un mariage, la décoration d’une pièce, un site web), ou un tableau plus général (pour ma part je mélange les deux).
En fait, c’est assez simple : rassembler des images qui vous plaisent, et les mettre sur le tableau. Et compléter au fur et à mesure quand vous tombez sur une image qui vous inspire, une citation, etc. Pour que ce soit plus parlant, voici le mien tel qu’il est le jour où j’écris cette partie (je vous montre réellement les choses telles qu’elles parce que de fait mon bureau est une sorte de tableau d’inspiration géant, c’est la pièce où j’écris donc j’ai besoin d’un certain « bordel »). Il est juste au-dessus de mon ordinateur :

Je ne vais pas détailler image par image, mais quelques éléments. J’ai mis plusieurs images de personnalités et personnages qui m’inspirent à divers titres : Elizabeth Gilbert et plusieurs de ses livres, Joan Didion, Frida Khalo, Carrie Bradshaw… Deux tableaux parmi mes préférés : Le Baiser de Klimt et L’Empire des lumières de Magritte (qui sont aussi des souvenirs puisque j’ai acheté chaque carte dans la boutique du musée où est exposé le tableau). Il y a aussi des citations, et des images diverses de paysages ou d’ambiances. L’idée est que lorsque je trouve quelque chose qui me plaît vraiment, suscite une émotion, je l’épingle sur le tableau.
Ce tableau d’inspiration peut être parfaitement complété (pas remplacé selon moi mais bien évidemment vous faites comme vous voulez) par Pinterest, dont le principe est justement d’épingler des images sur des tableaux d’inspiration thématiques virtuels et bien sûr Instagram, en enregistrant les images que vous aimez et en les classant dans des sous-dossiers.
Et maintenant, pourquoi ne pas écrire une ou plusieurs lettres à des personnalités (vivantes ou non, réelles ou non) qui vous inspirent ? Pourquoi ne pas écrire une lettre à une œuvre d’art qui vous plaît particulièrement ?
Tous ces éléments que vous avez collectés dans cette première phase, ce sera vos « valeurs sûres » vers lesquelles vous appuyer et revenir en cas de panne sèche créative.
Dans un second temps, nous allons voir comment apporter de nouvelles saveurs à votre mélange.
Curiosité et exploration
Au-delà de ces « valeurs sûres », il est essentiel de se nourrir par tous les moyens possibles, d’explorer, d’être curieux, car tout peut faire naître de nouvelles idées. C’est ce dont je vous parlais dans l’introduction : faire de votre journal poétique un journal de curiosité dans lequel vous notez tout ce qui vous a inspiré, ému, nourri lors de votre journée. Cela peut-être des œuvres d’art : la visite d’une exposition ou d’un musée, un livre, un film, voire un article dans un magazine, un documentaire, une émission à la télévision. Cela peut être aussi une promenade. C’est d’autant plus important si vous êtes en voyage.
Mais attention : s’il s’agit d’être curieux et de chercher chaque jour des sources de nourriture variées pour assaisonner et enrichir le contenu de votre chaudron créatif, il ne s’agit pas seulement d’en faire une liste, il s’agit d’explorer vos ressentis : si vous avez aimé ou non, ce qui vous a marqué, ce qui vous a touché, ce qui vous a agacé voire irrité ou mis en colère et surtout, pourquoi. Il est toujours intéressant de faire un peu d’introspection, dans votre journal poétique, au sujet des émotions que suscitent les œuvres. D’abord parce que cela vous permet de mieux vous connaître, et aussi, cela peut donner des idées d’écriture ou de collage ou d’autres activités. Par exemple, après avoir vu le film Beauté cachée de David Frankel, j’ai eu envie, comme le fait le personnage, d’écrire des lettres à l’amour, au temps et à la mort.
Les possibilités quant à la manière dont le monde extérieur, à condition d’y être attentif, va venir fertiliser l’introspection et la créativité sont infinies, et c’est d’ailleurs la manière dont fonctionnent les rêves. Plus vous serez curieux, plus ce sera riche !
Ouvrir de nouveaux canaux
Nous avons tous un canal créatif privilégié : pour moi c’est l’écriture, pour d’autres ce sera le dessin, la peinture ou le collage. Et l’idée du journal poétique, c’est justement de mêler plusieurs canaux, tout simplement parce que je me suis rendu compte qu’en privilégiant un seul mode d’expression, on se limitait. Surtout dans le cas où ce mode d’expression est vital, et là je m’adresse surtout à ceux dont la créativité est le métier, ou qui voudraient que ça le soit : à un moment de ma vie je me suis sentie bloquée dans l’écriture, parce que même si c’était ce que j’avais de plus précieux, j’étais frustrée de ne pas trouver d’éditeur et je n’avais pas encore trouvé d’autre voie de transmission, à part le blog.
Je me suis alors remise, comme quand j’étais enfant, à peindre, à dessiner, coller et tout un tas d’autres activités. Ça m’a permis d’ouvrir de nouveaux canaux, de créer sans enjeu, de lâcher prise. Et d’avoir accès à d’autres parties de moi qui ne voulaient pas nécessairement être mises en mots. Mais même pour ceux qui n’envisagent pas de faire de la créativité leur profession, il y a sans doute des moments où le Journal Poétique résistera : à ce moment-là, il peut être intéressant de se mettre à une nouvelle activité : cuisine, jardinage, poterie, mosaïque, que sais-je encore, et de voir comment cela vient ouvrir de nouvelles portes.
C’est exactement ce que conseille Elizabeth Gilbert dans Comme par magie :
Un jour qu’un livre me donnait du fil à retordre, je m’inscrivis à un cours de dessin, simplement pour ouvrir dans mon esprit un autre genre de canal créatif. Je ne sais pas très bien dessiner, mais cela n’avait aucune importance : ce qui comptait c’était que je reste en communication avec l’art à un niveau quelconque. J’expérimentais, j’essayais d’atteindre l’inspiration de n’importe quelle manière. Au bout du compte, après un peu de temps passé à dessiner, l’écriture retrouva sa fluidité.
Einstein appelait « jeu combinatoire » cette tactique consistant à ouvrir un canal mental en s’amusant avec un autre. C’est pour cela qu’il jouait souvent du violon quand il avait des difficultés à résoudre une énigme mathématique ; après quelques heures de sonates, il parvenait généralement à la solution qu’il cherchait.
Un peu plus tôt dans le texte, elle raconte comment en partant d’une envie de jardiner, parce qu’elle en a la curiosité, elle finit par accumuler nombre de connaissances au sujet des plantes et surtout des fleurs, leur histoire. Au fur et à mesure où elle nourrit sa curiosité sur le sujet, celle-ci grandit, elle suit la piste de la botanique et les heureux hasards mis sur sa route, et au bout de trois ans elle s’assoit à son bureau car son roman L’empreinte de toute chose est prêt à être mis au monde. Quelle merveilleuse histoire, n’est-ce pas ?
N’hésitez-pas à suivre votre curiosité et à sortir de votre zone de confort créative : on ne sait pas où cela vous mènera.
Voilà pour aujourd’hui. La semaine prochaine, nous verrons comment créer tous les jours !









Un petit mot ?