Ma dévotion, de Julia Kerninon

Tu voudrais sans doute me demander comment je vais et me donner de tex nouvelles, mais il y a vingt-trois ans que je pense à toi tous les jours de ton absence, alors tu ne vas pas parler, cette fois, Frank. C’est moi qui vais parler, et moi seule. Je vais tout te raconter, ici et maintenant, debout dans la rue, je vais te raconter toute notre histoire depuis le début, parce qu’il faut que je t’entende, moi aussi. Je ne me lasse pas de te regarder, Frank perdu et retrouvé. Laisse-moi commencer.

Je ne sais pas du tout pourquoi j’étais passée à côté de ce roman de Julia Kerninon, moi dont elle est pourtant une des autrices préférées depuis son premier. En fait je me demande si à cause du titre je ne l’ai pas confondu avec son texte sur la maternité, qui pour le coup ne m’intéresse pas. Il se peut aussi que ce soit parce qu’en 2018, j’ai largement été occupée par autre chose. Bref, lorsque je suis tombée dessus l’autre jour, je me suis bien sûr dit qu’il fallait réparer cette erreur.

Après vingt-trois ans passés sans s’être vus, Helen, la narratrice, et Frank se croisent par hasard dans la rue, et Helen entreprend de lui raconter sa version de leur histoire. Une histoire qui a commencé en 1950 à Rome, lorsqu’ils étaient adolescents, et qui s’est poursuivie jusqu’en 1995, à Amsterdam, puis en Normandie, avec quelques brèves interruptions où ils ne vivent pas ensemble. Pourtant, ce n’est pas une histoire d’amour, même si Helen est amoureuse et qu’il leur arrive régulièrement de faire l’amour. C’est une histoire de dévotion presque religieuse d’une femme pour un homme, un peintre brillant qui n’aurait jamais rien fait sans elle, probablement.

J’ai beaucoup aimé ce roman, mais il ne restera pas un de mes préférés de Julia Kerninon, car Helen est loin de la flamboyance des autres personnages féminins de l’autrice : c’est une femme brillante, certes, qui consacre sa vie à l’écriture et à la lecture, et qui aurait pu faire de grandes choses, mais qui est avalée, étouffée par ce génie égoïste à qui elle sert finalement d’épouse sans l’être. Leur relation est curieuse, voire incompréhensible et malsaine : ils ne forment pas un couple au sens où ils ne sont pas amoureux, même si Helen aurait bien voulu quand même, et Frank aussi peut-être, vu le poème du début. Et pourtant, ils forment tout de même un couple : ils passent l’essentiel de leur vie sous le même toit, sont fusionnels, ne peuvent pas se passer l’un de l’autre, et qu’il leur arrive régulièrement de coucher ensemble. D’un point de vue pragmatique, ils fonctionnent comme un couple.

On pourrait écrire des pages sur l’égoïsme de Frank, qui prend tout ce qu’Helen lui donne sans offrir grand chose en retour, égoïsme qui est à la fois celui du mâle ne voulant pas s’impliquer émotionnellement mais appréciant tout de même les avantages matériels procurés par la présence d’Helen, et celui du génie, ne s’occupant que de son art et broyant les êtres autour de lui. Mais il me semble que ce serait trop simple, car il y a chez Helen une jouissance évidente dans la dévotion et l’annihilation de soi. Je parlais plus haut d’une dévotion presque religieuse, et c’est bien l’impression que donnent les choix d’Helen de mettre Frank au centre de son monde, alors qu’il ne lui demande rien. Et cette satisfaction aussi d’avoir fabriqué un génie, qui tient tout des mains de son amour, et sans qui il ne serait rien devenu.

Finalement, je les ai trouvés aussi détestables l’un que l’autre, l’un par son égocentrisme, l’autre par sa lâcheté sacrificielle qui est aussi une forme d’égocentrisme.

Nonobstant mes sentiments peu amènes pour les personnages, j’ai aimé ce roman car je suis littéralement amoureuse de l’écriture de Julia Kerninon, son sens de la formule, la subtilité de ses analyses, et la maîtrise de sa construction narrative : l’ensemble du texte est tendu vers la tragédie de 1995, dont on sait qu’elle va se produire, mais pas comment. C’est donc encore une fois un texte brillant, qui mérite la lecture (mais pas celui que je conseillerais en priorité si vus n’avez jamais lu Julia Kerninon).

Ma Dévotion (lien affilié)
Julia KERNINON
Editions du Rouergue, 2018 (La brune en poche, 2021)

Un petit mot ?

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Je suis Caroline !

Portrait plan américain d'une femme châtain ; ses bras sont appuyés sur une table et sa maingauche est près de son visage ; une bibliothèque dans le fond

Bienvenue sur mon site d’autrice et de blogueuse lifestyle, sur lequel je partage au quotidien ma manière poétique d’habiter le monde !