On dit qu’il y a un philosophe excentrique qui vit ici et dont les enseignements sont difficiles à ignrer, à savoir que les gens peuvent changer, que le monde est simple et que tout le monde peut être heureux.
Il existe plusieurs raisons pour lesquelles j’avais laissé de côté cet ouvrage, qui est pourtant un best-seller du développement personnel. La première est que je suis toujours très méfiante vis-à-vis de ce qui vient du Japon, ce n’est ni ma philosophie ni ma manière de voir le monde, et souvent je passe à côté, même s’il y a des exceptions. La deuxième est que je trouve la forme dialoguée souvent très maladroite et artificielle. La troisième et la plus importante est que pour avoir croisé les thèses d‘Alfred Adler, qui sont celles présentées dans le livre, au cours de lectures psychologiques diverses, je ne les ai pas trouvées très convaincantes : je reste une jungienne.
Mais l’autre jour, je suis tombée dessus par hasard, peu après que Géraldine en ait parlé dans sa ressource du dimanche et ait titillé ma curiosité (il y avait peut-être des idées à en tirer), et je me suis donc dit « pourquoi pas ».
Avoir le courage de ne pas être aimé se présente comme un dialogue entre un philosophe et un jeune homme, intrigué par la théorie du premier qui voudrait que le monde est simple et que le bonheur est à portée de main. Au cours de cinq nuits, les deux hommes (tiens donc…) vont donc échanger, et notamment le philosophe va exposer sa vision du monde, basée sur les théorie du psychologue Alfred Adler, l’un des « trois grands » de la psychologie avec Freud et Jung, mais totalement oublié aujourd’hui. Chaque nuit est plus ou moins consacrée à un thème.
Le traumatisme n’existe pas
C’est la première idée développée au cours de la première nuit : à l’étiologie, qui voit dans les événements du passé les causes de nos agissements présents et futurs, Alfred Adler substitue la téléologie, l’étude de la finalité, qui fait que nous agissons en fonction de ce qui sert notre but. Il n’y aurait donc aucun déterminisme, et ne pas être heureux serait un choix qui aurait des bénéfices cachés. Corollairement, être heureux serait facile, puisqu’il suffirait de changer notre style de vie, c’est-à-dire la manière dont nous avons tendance à penser et agir, et à nous voir nous-même. Etre heureux serait donc une décision.
C’est avec ce premier chapitre que j’ai été le plus en désaccord. D’abord parce que la question de l’inconscient est évacuée au détour d’une ligne, alors qu’il me semble avoir une importance essentielle ici : je veux bien que l’on substitue le but aux causes (et encore, j’y reviendrai), mais encore faut-il connaître ce but : je ne crois pas que qui que ce soit veuille consciemment être malheureux, il s’agirait donc d’éclairer ce qui se trouve dans les tréfonds de notre inconscient ce qui nous pousse à prendre la décision ne pas l’être.
Et j’ai beau tourner le truc dans tous les sens pour comprendre la logique, je ne vois qu’une seule réponse : les traumatismes (y compris, nous dit l’épigénétique, ceux vécus par nos ancêtres et que nous ne connaissons même pas) : substituer le but aux causes me paraît tout simplement un sophisme. Dans multiples exemples donnés, un problème logique me saute aux yeux : jamais il n’explique pourquoi nous nous fixons tel ou tel but. Tout simplement parce que notre but vient de nos traumatismes. Il prend l’exemple d’un jeune homme maltraité par ses parents, et qui devient un délinquant ; la théorie d’Adler voudrait que ce n’est pas la maltraitance des parents qui a entraîné la délinquance, mais qu’il est devenu délinquant pour atteindre son but, faire souffrir ses parents. Alors certes, mais sont but de faire souffrir ses parents vient bien du fait qu’ils l’aient maltraité : c’est donc exactement la même chose.
En outre, l’étiologie n’est pas un déterminisme. On peut se libérer d’un traumatisme, mais à condition d’en avoir connaissance, qu’on le traite comme cause de nos agissements ou comme cause du but que nous nous sommes fixé. C’est si nous ne recherchons pas les causes qu’il y a déterminisme, car nous agissons sans savoir pourquoi.
Tous les problèmes sont des problèmes de relations interpersonnelles
C’est le deuxième principe de la théorie d’Adler, qui pose que tout être humain est mu par la poursuite de la supériorité, c’est-à-dire les idéaux vers lesquels on tend et qui nous stimulent pour croître et embellir, et tout cela est positif à condition de ne pas confondre poursuite de supériorité et compétition : ce que dit Adler, c’est que le sentiment d’infériorité (à ne pas confondre avec le complexe d’infériorité) est sain tant qu’il ne provient pas de la comparaison de soi aux autres, mais de soi à l’idéal que l’on a de soi. Encore une fois, cela me semble être jouer sur les mots, mais passons.
Dans le cadre de cette poursuite de la supériorité (supériorité donc par rapport à soi, et je préfèrerais donc amélioration) (est-ce de là que vient cette idée de « devenir la meilleure version de soi-même » dont nous rebat les oreilles une certaine conception du développement personnel ? Peut-être), les autres ne doivent pas être vus comme des rivaux ni des ennemis, mais comme des « camarades », afin de se libérer du besoin de l’emporter sur l’autre, et ancrer l’idée que la réussite de l’autre n’est pas ma défaite. Notre objectif, en terme de comportement, serait donc d’être autonome et de vivre en harmonie avec la société, en ayant conscience que je suis capable et que les autres sont mes camarades.
Vivre en harmonie avec la société, ce serait accomplir les « tâches de la vie », à savoir trois catégories de relations interpersonnelles : le travail, l’amitié et l’amour, la plus difficile parce que celle qui demande la plus grande profondeur.
Ces tâches de la vie, idée avec laquelle je suis plutôt d’accord, vont être approfondies dans le chapitre suivant.
Rejeter les tâches d’autrui
Chacun se mêle de ses affaires et il n’y aura plus de problème, c’est un peu l’idée générale. Adler rejette le besoin de rechercher la reconnaissance des autres : on ne vit pas pour répondre aux attentes des autres, on vit pour soi, et chercher à répondre aux attentes des autres, c’est finalement vivre pour autrui.
Les tâches de la vie doivent donc être séparées, chacun accomplissant les siennes sans interférer avec celles des autres : tous les problèmes sont des problèmes de relations interpersonnelles qui naissent du fait qu’on empiète sur les tâches des autres, alors que les relations interpersonnelles demandent de la distance : ce que pensent les autres du chemin que je prends est leur tâche, pas la mienne, et corollairement, je ne dois pas me mêler des choix d’autrui. La liberté vient donc du fait de suivre son propre chemin, sans chercher à être aimé.
Je n’ai rien à dire de plus sur cette partie, avec laquelle je suis d’accord, sauf en ce qui concerne l’éducation : selon le livre, les parents ne devraient aucunement interférer dans les choix des enfants, car c’est empiéter sur une tâche qui n’est pas la leur, et il me semble tout de même qu’il y a des limites à ce principe.
Le centre du monde
Selon Adler, chaque « je » est donc le protagoniste de sa vie, mais pas de celle des autres, d’où la séparation des tâches, mais il est aussi partie d’un tout, et l’objectif des relations interpersonnelles est le « sentiment de communauté », un sentiment d’appartenance qui nous fait nous sentir à notre place parce que nous sommes utile à quelqu’un (parfois simplement en existant), et si ce n’est pas le cas, il faut peut-être changer d’échelle et s’intéresser à la communauté plus vaste.
De plus, les relations interpersonnelles doivent être horizontales et non verticales, selon un système de punitions/récompenses.
Ici et maintenant
L’idée est que ce sentiment communautaire nous fait passer de l’attachement pour soi-même à la préoccupation pour les autres, ce qui nécessite trois choses : l‘acceptation de soi (et notamment d’avoir le courage d’être « normal », et je n’ai pas trop compris où il voulait en venir sur ce point : attendu que nous sommes tous différents et les protagonistes de notre vie, la normalité n’existe pas), la confiance en autrui (avoir confiance et non faire confiance, le deuxième supposant des conditions préalables) et la contribution aux autres, ces trois choses étant liées les unes aux autres dans une configuration circulaire.
De plus, il est nécessaire de voir la vie comme une suite de moments, et non un continuum qui ferait qu’aujourd’hui est la préparation de demain.
Conclusion
J’ai moyennement aimé cet ouvrage, que j’ai trouvé très maladroit : très maladroitement écrit (ou traduit, je ne sais pas, mais les « Ben » à chaque page ont eu tendance à me crisper : c’est si compliqué d’écrire « et bien » ?) et assez maladroitement mené : la forme dialoguée, comme je l’ai souvent constaté, fait finalement perdre le fil, et je n’ai as compris la logique de certains raisonnements, surtout vers la fin, que j’ai trouvé fouillis. J’ai également eu de très nombreux points de désaccord, et les marges de mon exemplaire sont émaillées d’objections, d’agacements et de questions : cela dit, j’aime bien avoir comme ça avec les livres des amorces de débats, cela me permet d’aiguiser ma propre pensée.
Cela dit, j’ai été intéressée par pas mal de choses, et notamment tout ce qui concerne les relations interpersonnelles : je ne suis pas d’accord avec l’idée que tous les problèmes en sont issus (si votre maison brûle, c’est un problème, mais pas nécessairement lié à une autre personne), mais certainement beaucoup en effet.
Je trouve néanmoins que cet ouvrage est largement dispensable, et je ne comprends pas son succès : certes j’ai appris des choses, il m’a fait réfléchir, mais rien de révolutionnaire non plus… Et je n’ai pu m’empêcher de me dire que si Alfred Adler avait été oublié, il y avait peut-être une bonne raison, à savoir que sa pensée est parfois à côté de la plaque concernant le fonctionnement de la psyché humaine !
Avoir le courage de ne pas être aimé (lien affilié)
Ichiro KISHIMI et Fumitake KOGA
Traduit de l’anglais par Florence Logerot-Depraz
Trédaniel, 2018/2024 (11e édition)









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