Entre-temps, j’ai convaincu mon éditeur que la solitude était un enjeu féministe, ainsi qu’une ribambelle d’amies, surtout d’amies célibataires impatientes de lire mon mode d’emploi de la solitude heureuse, parce que, semble-t-il, elle est loin d’aller de soi. Ce livre est un plaidoyer pour la solitude des femmes. Pour que le regard qui se pose sur les femmes qui vivent seules chez elles, celles qui ne sont pas en couple, celles qui n’ont pas d’enfant, ne veulent pas en avoir, ou dont les enfants sont grands et qu’on affuble de l’injonction à souffrir du « nid vide », celles qui parcourent le monde en solitaire, celles qui n’ont besoin de personne, ou essaient en tout cas, pour que le regard qu’on pose sur ces femmes cesse d’être un regard de plainte ou de pitié.
Y compris le regard qu’elles posent sur elles-mêmes.
Comme je l’expliquais dans mon avant-dernière newsletter, la solitude n’est pas une question pour moi : elle m’a toujours paru aller de soi (avec ou sans amoureux, ce n’est pas le problème). Je vis seule, voyage seule, vais au restaurant seule, sans me poser de questions, et sans l’impression que pèsent sur moi les regards hostiles ou apitoyés. Cette solitude, c’est une nécessité pour écrire et créer, tellement essentielle que j’ai parfois du mal (mais de moins en moins) à accepter d’en sortir. Je n’étais donc pas vraiment la cible cet essai de Lauren Bastide, qui est en train de devenir un best-seller, mais je voulais tout de même voir de quoi il retournait. Géraldine Dormoy et Jessica Troisfontaine ont fini de me convaincre.
Dans son essai, Lauren Bastide mêle la réflexion théorique particulièrement riche et précisément sourcée et le récit personnel. Tout part d’ailleurs d’un épisode vécu : un soir, alors qu’elle se brossait les dents, elle s’est sentie particulièrement heureuse d’être seule, et c’est la raison pour laquelle elle a voulu faire un livre. Parce que les femmes ont besoin d’entendre que l’on peut être heureuse seule, et qu’il s’agit d’un enjeu féministe, changer le regard sur la solitude des femmes. De fait, vivre seule, faire les choses seules, pour une femme, est un privilège historique et assez nouveau, une émancipation dont la réalisation est à inventer. On parle bien, ici, de solitude créatrice, qui n’est pas l’absence de lien, y compris amoureux : cette solitude choisie qui a toujours été de soi pour les hommes. Ce qu’elle appelle l’enfinsolitude.
Dans un premier temps, l’autrice montre montre combien cette solitude est perçue comme dangereuse, qu’elle est transgression et rébellion, toute l’histoire étant l’histoire de la surveillance des femmes pour les empêcher de penser et d’avoir du temps à elle. Leur temps est confisqué, que ce soit par les enfants, les tâches ménagères, ou par les injonctions à la beauté, qui substituent la surveillance par soi à la surveillance par d’autres. Par son existence même, la femme seule remet en cause le tissage de la société patriarcale parce que, seule, elle peut penser, écrire, créer, et c’est un acte politique.
Pourtant, il n’y a pas plus seule qu’une femme au foyer, mais une solitude négative, celle de l’isolement, et Lauren Bastide analyse avec beaucoup d’acuité le phénomène (inquiétant) des Tradwives, ce cheval de Troie de l’anti-féminisme. A l’opposé du foyer, la « cabane », dans laquelle la femme seule se libère des regards, échappe à la surveillance dans un lieu à soi, un lieu où elle est affranchie des contraintes du domestique dans le sens où c’est pour elle qu’elle accomplit ces gestes habituellement dévalorisés que sont la cuisine, le nettoyage ou le rangement, sans obsession du net et du parfait, mais pour avoir un intérieur chaleureux et accueillants pour elle et les autres, car elle n’est pas enfermée dans sa maison.
Mais n’est-ce pas dangereux, d’être seule ? Dans le chapitre suivant, l’autrice démonte ce mythe de la femme sans défense, et donne un autre sens, le sens originel, au récit du Petit Chaperon Rouge. D’autant que statistiquement, les femmes sont plus en danger chez elles avec leur conjoint que seules dans la forêt. Ou en voyage, thème qui occupe le chapitre suivant, dans lequel Lauren Bastide montre combien là encore la femme mobile, voyageuse, qui ne reste donc pas tranquillement à l’intérieur, est suspecte, alors qu’il s’agit d’un espace de liberté et de conquête.
L’autrice s’intéresse ensuite aux relations amoureuses : si certaines femmes, et c’est un peu la mode, renoncent à l’amour qui s’érigerait entre les femmes et la solitude choisie, ce n’est pas l’enjeu de cet essai, qui n’est pas un plaidoyer pour le célibat. Il s’agit plutôt, à partir d’une analyse des théories de l’attachement, de montrer qu’il est essentiel d’être capable d’être seul sans se sentir en détresse, car la solitude est une composante de l’expérience humaine. Savoir être seule n’empêche pas le lien amoureux, au contraire : il s’agit alors d’un lien fondé non sur le besoin de l’autre en qui on cherche son identité, mais un lien fait de confiance dans la permanence de l’autre (et de son amour).
Enfin, dans l’épilogue, elle étudie le thème de la folie, cette chasse aux sorcières qui a relégué dans les asiles les femmes qui rejetaient les rôles sociaux qu’on voulait leur imposer. Elle montre aussi comment la solitude, et le fait de se parler à soi-même, permet de réguler les émotions.
Un essai riche, passionnant, qui pose beaucoup de questions et m’a profondément nourrie. J’ai pris des pages de notes, peut-être que j’écrirai sur le sujet un jour, avec un autre regard : le fait est que je ne me suis pas toujours reconnue, la solitude n’étant absolument pas pour moi une conquête mais une donnée, et je n’ai jamais eu l’impression d’être une rebelle. Il y a des points avec lesquels je ne suis pas d’accord et ne serai jamais d’accord, comme celui des « injonctions à la beauté » : je trouve toujours les développements sur le sujet extrêmement caricaturaux et manquant de nuances, oubliant la dimension heureuse, joyeuse et créatrice du soin de soi ; c’était déjà le cas chez Mona Chollet, c’est aussi malheureusement le cas ici. Je regrette aussi que le chapitre sur le voyage manque de consistance : Lauren Bastide n’aime pas voyager, je ne le lui reproche pas évidemment mais cela fait que son chapitre sur le sujet est un peu biaisé. Mais j’ai moi-même beaucoup travaillé sur le sujet, je n’aurais peut-être pas appris grand chose.
Cela étant, je conseille vraiment cet essai à tout le monde, car il nourrit la réflexion sur un sujet essentiel !
Enfin Seule (lien affilié)
Lauren Bastide
Allary, 2025









Un petit mot ?