Emmanuel Carrère, faire effraction dans le réel (sous la direction de Laurent Demanze et Dominique Rabaté) : le monde en questions

Une basse continue se fait entendre depuis les débuts dans les années 1980 : une façon de ne pas se contenter de la réalité, d’en attendre — avec effroi parfois — une puissance de révélation, voire d’effraction pour reprendre un mot que l’écrivain utilise dans la quatrième de couverture d’Un roman russe. Il y note : « J’ai écrit pour la femme que j’aimais une histoire érotique qui devait faire effraction dans le réel, et le réel a déjoué mes plans. » Cette capacité de vengeance du réel (qu’on ne confondra pas avec la seule ou simple réalité) est au cœur de la dynamique de l’acte littéraire car il faut à la fois intervenir par les mots et répondre de ce qui excède le symbolique. Rêvant d’une performativité de l’écriture, l’écrivain est obligé de se confronter aux limites de son pouvoir, à tout ce qui du réel reste fatalement en souffrance

Je suis très loin d’avoir tout lu d’Emmanuel Carrère, mais ce que j’ai lu m’a littéralement illuminée et fait avancer tant cela pose de questions. Je me suis donc précipitée sur ce gros ouvrage, non d’Emmanuel Carrère (même s’il contient quelques textes de lui) mais sur Emmanuel Carrère.

Cet ouvrage envisage donc d’étudier les liens (complexes) entre Carrère et le réel, par le biais d’entretiens, de textes plus ou moins inédits (articles, synopsis, notes d’intentions), de correspondances et surtout nombre d’articles d’analyse. L’ensemble est organisé de manière à la fois chronologique et thématique : la fabrique du cinéma, le roman, l’effraction du « je » avec le tournant de l’Adversaire, le journalisme et l’enquête, et la religion.

Dire que ce recueil est absolument passionnant est encore un euphémisme. Nourri de réflexions sur la création, l’écriture, la fiction, le réel, il ouvre un nombre infini de pistes à creuser — surtout pour un écrivain, d’autant qu’effet de synchronicité il est tombé à un moment où justement je m’interrogeais sur ce lien au réel, mais à mon avis pour tout le monde.

Si la partie sur le cinéma, bien qu’elle contienne de riches analyses et des textes inédits extrêmement intéressants, n’est pas celle qui m’a le plus nourrie, l’ensemble m’a tout de même permis de comprendre ce qui me plaît tant chez Carrère : le primat du romanesque du réel, avec ses invraisemblances que justement on n’oserait pas mettre dans une fiction.

J’ai pris conscience que c’est ça aussi que j’interroge sans fin (sans arriver bien sûr à trouver de réponse) : cette absence de sens du réel, insupportable, que l’on essaie de pallier par l’écriture (ou pour d’autres par la religion).

Ce livre s’ancre donc dans mes propres questionnements littéraires et existentiels, et m’a beaucoup nourrie ; l’article sur l’amour, notamment, qui a une place centrale chez Carrère, m’a beaucoup fait réfléchir.

Au-delà de ça, on ne peut qu’admirer l’éclectisme du talent de l’auteur, touche-à-tout qui s’intéresse à tout, et pour qui le cheminement est parfois plus important que le but, car on ne trouve pas toujours ce qu’on cherchait au départ.

Emmanuel Carrère, faire effraction dans le réel (lien affilié)
Sous la direction de Laurent DEMANZE et Dominique RABATÉ
P.O.L, 2018