A moi seul bien des personnages, de John Irving

Retour sur soi

Quand on n’a pas lu un livre, on ne peut pas savoir de quoi il parle, William. Il vaut mieux attendre. L’heure viendra de lire Madame Bovary quand tu auras vu s’anéantir tes espoirs et tes désirs romantiques, et que tu croiras que l’avenir ne te réserve plus que des relations décevantes, voire destructrices.

William, dit Bill, le narrateur, est écrivain, et âgé de soixante-dix ans, il se remémore son existence. Né au début des années 40 d’un père qu’il n’a jamais connu, il grandit dans une famille dont la passion est le théâtre, son grand-père ayant particulièrement le goût de se travestir pour jouer des rôles féminins. Très tôt, il a la vocation d’écrire, et se pose des questions sur sa sexualité, car il a des béguins aussi bien pour des hommes que pour des femmes…

Wow ! Quel roman ! Je ne m’attendais à rien de spécial, je voulais donc surtout découvrir John Irving, mais j’ai pris au passage une claque magistrale, ainsi qu’une grande leçon de littérature, car il s’agit tout simplement d’un chef d’œuvre.

Le monde est un théâtre

Dès le titre, qui est une référence à Richard II (en version originale également), le roman est placé sous l’égide du théâtre, de Shakespeare en particulier et de la littérature en général : Totus Mundus agit histrionem, avait fait inscrire Shakespeare au fronton du théâtre du Globe, et il s’agit bien, ici, d’une comédie humaine, où chacun joue un rôle, parfois plusieurs.

Mais surtout, le thème du théâtre permet d’introduire avec beaucoup d’habileté et de subtilité le thème central du roman qui est celui de la complexité de la sexualité. A l’adolescence, Bill se construit autour de plusieurs béguins qui sont autant d’erreurs d’aiguillage amoureux : Miss Frost, la bibliothécaire, Richard Abbott, son beau-père, l’un de ses camarades lutteurs… des hommes, des femmes…

Avec talent, Irving interroge, nous interroge sur notre propre sexualité et sur les frontières des genres, de manière fort troublante même lorsqu’on n’a aucun doute, et c’est en cela que c’est particulièrement réussi : loin de toute idéologie, il interroge, mais n’apporte pas de réponse, se contente d’explorer les pistes à travers son personnage aux identités sexuelles multiples, autour de problématiques extrêmement contemporaines : l’éducation, la culture, la « loterie des gènes » ?

En effet, Bill serait peut être prédisposé par ses ascendances à ne savoir trop où se placer sur l’échiquier sexuel, d’où sa bisexualité ; mais les livres dans le roman ont une importance fondamentale, et on peut aussi s’interroger sur leur influence dans la construction de notre identité non seulement intellectuelle, mais aussi sexuelle.

Et s’ils ne construisent pas cette identité, du moins obligent-ils à une introspection qui permet peut-être de se trouver. Tout comme obligent à s’interroger les troubles du langage : dans ce roman, le trouble de l’identité passe aussi par le trouble de la parole, certains mots se révélant impossibles à prononcer par certains personnages.

Pas de fausse pudeur ici : c’est cru. Très. Mais jamais trop, car les passages sexuellement explicites ne sont jamais gratuits, ils servent magistralement le propos. Irving parvient à parfaitement à se glisser dans la peau de son personnage et à lui donner une voix, afin d’écrire une histoire du genre s’étendant sur plus d’un demi-siècle, de l’époque où les transgenres étaient appelés transsexuels au pic de l’épidémie du Sida.

La dernière partie du roman est à ce sujet très émouvante, percutante et bouleversante.

Un roman magistral et nécessaire, qui malmène le lecteur mais pour la bonne cause !

A moi seul bien des personnages (lien affilié)
John IRVING
Le Seuil, 2013