L’Insouciance, de Karine Tuil

Mais voilà, il n’a pas envie d’être réaliste, le réel, c’est la guerre, la perte, la mort, le manque de désir, le réel, c’est l’ennui, la répétition. Marion lui propose peut-être un mirage, une fiction, mais « elle est du côté de la vie, quand tout en moi penche vers la mort ». Il le redit à Xavier « Tu ne peux pas comprendre », et Xavier répond que si, il peut comprendre — le désir, les pulsions, la tentation sexuelle, il sait ce que c’est —, puis il se lance dans un plaidoyer pour la famille et la défense des valeurs catholiques, l’obligation de « résister à ses instincts primaires » pour préserver la paix conjugale.

Voilà un des romans de la Rentrée Littéraire dont on parle le plus, présent sur les listes de plusieurs prix, et qui en obtiendra probablement un, reste à savoir lequel.

Romain Roller, François Vely et Osman Diboula n’ont a priori rien de commun. Le premier est un soldat qui revient traumatisé d’Afghanistan. Le second est un riche homme d’affaires à qui tout semble réussir. Le troisième, ancien travailleur social, a réussi à se hisser dans l’entourage du Président de la République à la faveur des émeutes de 2005. Et pourtant, leurs destins vont se trouver liés, et tous trois vont connaître une implacable chute.

Un roman d’une richesse déconcertante qui, grâce à la parfaite maîtrise de la narration et de la polyphonie, interroge notre monde et sa violence.

Trois hommes, qui deviennent presque des archétypes tant leurs différences sont marquées : différences religieuses, différences ethniques, différences socio-culturelles. Chacun se voit toujours, malgré lui, ramené à une identité que parfois il rejette. Aucun des trois n’est fondamentalement sympathique, mais chacun parvient, à un moment ou un autre, à nous toucher.

Et tous trois, finalement, incarnent aussi une forme de pouvoir — pouvoir masculin : le pouvoir guerrier, le pouvoir financier, le pouvoir politique. Et c’est bien ce pouvoir qui est mis à mal dans le roman. Le précaire masculin perd de sa superbe, chacun est atteint à la fois dans son identité et dans sa virilité, mais avec une sorte de concurrence victimaire qui met en branle tous les types de rapports de domination : racisme, sexisme, antisémitisme.

Le roman devient un champ d’expérimentation nourri aux subaltern studies. Mais il interroge aussi le désir, la pulsion de vie, celle de l’amour, de la passion, face à la pulsion de mort, la guerre, la destruction, la violence, l’ordre religieux. Tout en étant porté par une véritable histoire, qui nous tient en haleine, histoire d’amour et histoire politique.

Un roman étourdissant, qui mérite franchement son succès !

L’Insouciance (lien affilié)
Karine TUIL
Gallimard, 2016