La famille martin, de David Foenkinos : la vie des gens

J’avais du mal à écrire ; je tournais en rond. Pendant des années, j’avais imaginé de nombreuses histoires, ne puisant que rarement dans la réalité. Je travaillais alors sur un roman autour des ateliers d’écriture. L’intrigue se déroulait lors d’un week-end consacré aux mots. Mais les mots, je ne les avais pas. Mes personnages m’intéressaient si peu, me procuraient un vertige d’ennui. J’ai pensé que n’importe que récit réel aurait plus d’intérêt. N’importe quelle existence qui ne soit pas de la fiction. Fréquemment, lors de séances de dédicaces, des lecteurs venaient me voir pour me dire : « Vous devriez raconter ma vie. Elle est incroyable ! » C’était sûrement vrai. Je pouvais descendre dans la rue, arrêter la première personne venue, lui demander de m’offrir quelques éléments biographiques, et j’étais à peu près certain que cela me motiverait davantage qu’une nouvelle invention. C’est ainsi que les choses ont commencé.

Cela faisait une éternité que je n’avais pas lu David Foenkinos. Sans raison particulière, d’ailleurs. Et lorsque je suis tombée sur ce petit roman, dont le personnage principal est un écrivain, je me suis dit que c’était l’occasion idéale de renouer avec ce romancier.

Le narrateur est écrivain, et il est en panne d’inspiration. Il descend donc chercher l’inspiration dans la rue : la première personne qu’il croisera sera son sujet. Cela tombe sur Madeleine… et sa famille. Mais l’écrivain a oublié cette règle que tout objet que l’on observe se met à agir différemment, et son intrusion dans cette famille a priori sans histoire pourrait provoquer de grands bouleversements…

Un roman très drôle, frais, léger, qui nous invite à réfléchir sur les liens entre la fiction et le réel parfois invraisemblable. C’est aussi un roman du roman, avec un narrateur qui se fait quelque peu manipuler par ses personnages, comme cela arrive avec les êtres de papier. Et il y a, bien sûr, beaucoup d’amour. Tout concourt donc à faire de ce roman une lecture très agréable et distrayante !

La Famille Martin
David FOENKINOS
Gallimard, 2020 (Folio, 2021)

Pourquoi écrire ? De Philip Roth : l’art de la fiction

Et aujourd’hui, je dis la même chose. Me voilà, débarrassé des déguisements et des inventions et des artifices du roman. Me voilà, sans mes tours de passe-passe, à nu et sans aucun de ces masques qui m’ont donné toute la liberté d’imaginer dont j’avais besoin pour écrire mes romans.

Je l’avoue, j’ai un peu de mal avec les romans de Philip Roth : ça résiste, je n’arrive pas à expliquer pourquoi. Et pourtant, l’écrivain lui-même et ses réflexions sur son travail m’intéressent beaucoup (du reste, dès qu’un écrivain réfléchit sur son travail, cela m’intéresse), et c’est la raison pour laquelle je me suis plongée dans ce recueil de textes.

Il se divise en trois sections. La première, « Du côté de Portnoy », est constituée de textes revenant sur telle ou telle oeuvre de l’auteur, notamment Portnoy et son complexe, ainsi que de textes plus généraux sur l’écrivains et le réel, Kafka ou la question du judaïsme. La deuxième section est « Parlons travail » dont nous avions déjà parlé. Enfin la partie « explications », celle qui m’a le plus intéressée, est constituée de conférences, discours et articles dans lesquels Roth se penche sur la réalité du travail d’écrivain.

Au-delà des problématiques précises sur tel ou tel roman ou sur tel ou tel thème, c’est la question ô combien épineuse du lien entre le réel et la fiction (qui m’occupe d’ailleurs beaucoup ces temps-ci) qui traverse tout le recueil ; si certains articles m’ont moins intéressée que d’autres, j’ai tout de même été passionnée par les réflexions que mène Roth. Surtout, une anecdote m’a littéralement scotchée et plongée dans des abîmes de réflexion et de perplexité. Je ne sais pas si elle est authentique ou si Roth s’amuse (j’ai essayé de faire des recherches mais cela n’a rien donné) : un jour, alors qu’il dîne dans un restaurant alors qu’il a failli ne pas sortir ce soir-là parce qu’il y a de l’orage, il trouve un papier sur lequel sont inscrites des phrases qui n’ont aucun lien les unes avec les autres (et dont certaines sont d’ailleurs prédictives par rapport à sa vie) : chacune de ces phrases est en fait la première de chacun de ses romans. Ceci expliquerait d’ailleurs pourquoi un jour il a décidé d’arrêter d’écrire des romans : il avait épuisé la liste. Ce qui est amusant, c’est que sous la plume de Paul Auster cette anecdote m’aurait beaucoup moins étonnée (c’est tout à fait le genre de trucs qui se passent dans les romans d’Auster). Mais en tout cas cela m’a donné des pistes supplémentaires pour mes recherches sur l’écriture prédictive !

En tout cas, un recueil passionnant dans l’ensemble, qui intéressera tous ceux qui ont envie d’en savoir plus sur la fabrique de la fiction !

Pourquoi écrire ?
Philip ROTH
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michel et Philippe Jaworski, Josée Kamoun et Lazare Bitoun
Gallimard, 2019

Du réel, de la fiction, et autres concepts éculés

Réel, fictif : une question récente

On glose beaucoup, en cette rentrée littéraire, sur les rapports entre le réel et la fiction. Certains se plaignent que les auteurs ne savent plus inventer d’histoires et se contentent de reprendre des histoires vraies, la leur (autofiction) ou celle de quelqu’un d’autre (exofiction),  alors que dans le même temps les libraires se lamentent de ce que les gens ne veulent plus de fiction et réclament des témoignages, biographies et autres histoires « vraies ».

Et lorsqu’ils rencontrent un auteur, les gens lui demandent immanquablement « mais c’est vrai, ce que vous racontez ?« .

A dire vrai (!), cette question du réel et de la fiction est assez récente en tant que telle (même si la poétique aristotélicienne essayait déjà de définir la littérature comme autonome par rapport au monde réel, Aristote affirme aussi que l’art poétique est toujours mimesis — enfin je résume en gros parce que c’est assez compliqué cette affaire là) et date du moment où le mot « littérature » apparaît, au XIXème siècle, avec l’autonomisation du champ littéraire issue du romantisme.

Ce n’est qu’à partir de cette période que l’on va chercher à distinguer parmi les écrits ce qui est littérature et ce qui ne l’est pas : auparavant, les « Belles lettres » incluent dans leur champ tout ce qui est imprimé, aussi bien la poésie que l’histoire. On cherche alors, aussi, à séparer ce qui est réel et ce qui est fictif.

Réel ou fictif : la littérature ne choisit pas

A tort, sans doute : car il n’y a pas d’alternative, pas d’un côté le réel, de l’autre la fiction. Et lorsqu’Eschyle écrit Les Perses personne ne se demande ce qui est vrai et ce qui est faux. Car la réponse est comme souvent entre les deux termes.

Dès qu’il y a récit, dès qu’il y a littérature, dès qu’il y a écriture, il y a fictionnalisation, déréalisation, quand bien même ce que l’on raconterait a bien eu lieu In Real Life ; inversement, la fiction n’est jamais pure : il y a toujours des petits faits vrais qui viennent l’ancrer dans le réel. La littérature est donc toujours mixte. Tout est une question de curseur : plus ou moins réel, plus ou moins fictif, mais toujours un peu des deux.

L’exemple du récit de voyage et des Pyramides

Prenons l’exemple du récit de voyage. Si je prends cet exemple, c’est parce que c’est le sujet de ma thèse, dans laquelle j’ai justement montré comment le réel était toujours miné, orienté par différents filtres qui viennent établir une distance entre le texte et son objet réel.

En clair : on pourrait croire qu’il n’y a pas plus fidèle au réel que le texte viatique. Le voyageur, que ce soit dans des lettres, dans un journal de bord ou dans un véritable récit organisé, retranscrit ce qu’il voit, tel qu’il le voit, décrit les lieux, les costumes, la nourriture, les gens, dans une démarche qui a tout de scientifique voire ethnologique.

Enfin, ça, c’est ce qu’on croit, parce que dans les fait, le voyageur aussi objectif tente-t-il d’être ne voit jamais les choses telles qu’elles sont, mais tel qu’il est : influencé par ses lectures, par son horizon d’attente, par certaines idéologies, par sa personnalité, son voyage n’est pas le même que celui de son voisin, quand bien même il suivrait strictement le même itinéraire.

Et c’est encore plus flagrant lorsque le voyageur est un écrivain. Par exemple, lorsque Flaubert rencontre la prostituée Kuchiouk-Hanem, il la décrit d’une certaine façon, commençant d’ailleurs sa description par « ce fut comme une apparition », soit la même phrase que celle introduisant la description de Mme Arnoult dans L’Education Sentimentale ; mais si ce cas est intéressant, c’est parce que Maxime du Camp, l’ami de Flaubert avec qui il a voyagé, la décrit aussi, et en lisant les deux textes on n’a pas forcément l’impression qu’il s’agit de la même femme.

Du reste, lorsque Maxime publie son récit, il est fâché avec Gustave, et efface donc toute trace de lui dans son texte. Pour la sincérité, on repassera.

Mais l’exemple le plus intéressant est celui des Pyramides. On pourrait s’attendre a minima a un accord des voyageurs sur leur apparence et leurs proportions.

Et bien non ! Hérodote affirme ainsi que la Grande Pyramide est pourvue d’un canal qui apporte l’eau du fleuve (ce qui est faux, comme l’ont montré les travaux archéologiques ultérieurs, mais on lui pardonne), que les pierres qui ont servi à sa construction sont venues d’ailleurs, et surtout, et c’est là la pomme de la discorde, que sa base égale sa hauteur.

Un peu plus tard, Strabon quant à lui assure que la hauteur est légèrement supérieure à la base et au XVIII° siècle Volney soutient le contraire, tout en notant qu’ »on n’est point encore d’accord sur leurs dimensions », bien qu’elles aient été mesurées plusieurs fois, chaque mesure ayant donné un résultat différent.

Nerval pour sa part se montre d’accord avec Hérodote, « leur largeur égale leur élévation » — et il a d’ailleurs tort puisque l’on sait désormais avec certitude (enfin, espérons) que la base, 232m, est bien supérieure à la hauteur, 146m.

Raison de ces désaccords ? Sans doute chaque voyageur a-t-il observé les lieux depuis un endroit différent, et que cela change la perspective.

Le réel : une question de point de vue

La conclusion est claire : quoiqu’il arrive, le réel n’est jamais perçu que par un point de vueEt ne peut donc jamais être donné tel qu’il est. Le raconter, le décrire, c’est donc toujours, plus ou moins, le rendre en partie fictif.

Alors réel, fiction, vrai, faux : on s’en moque ! L’essentiel est que ce soit bien écrit !

(NB : la photographie est là à titre illustratif : je ne me suis pas servie de cet ouvrage — dont je vous recommande néanmoins la lecture — pour écrire l’article)