Ce n’est pas tous les jours que l’ethnologue trouve ainsi l’occasion d’observer, dans sa propre société, la croissance subite d’un rite, et même d’un culte ; d’en rechercher les causes et d’en étudier l’impact sur les autres formes de la vie religieuse ; enfin d’essayer de comprendre à quelles transformations d’ensemble, à la fois mentales et sociales, se rattachent des manifestations visibles sur lesquelles l’Eglise — forte d’une expérience traditionnelle en ces matières — ne s’est pas trompée, au moins dans la mesure où elle se bornait à leur attribuer une valeur significative.
Noël est sans doute la fête la plus œcuménique qui soit : même s’ils ne sont pas Chrétiens et qu’ils ne célèbrent pas la naissance de qui que ce soit, pour beaucoup de gens d’horizons différents, croyants ou non, c’est une date importante, et la plupart des enfants, dans notre espace culturel, croient au Père Noël.
Noël a donc depuis longtemps perdu pour la plupart d’entre nous sa dimension religieuse : c’est avant tout une fête familiale (et commerciale, c’est vrai), l’occasion de décorer sa maison et de passer du temps avec ceux qu’on aime, à qui on offre un petit quelque chose de plaisant, autour d’un bon repas et de mets que l’on ne mange pas forcément tous les jours.
Mais saviez-vous qu’en 1951, les autorités ecclésiastiques ont essayé d’assassiner le Père Noël ?
Et oui, cette année là, quelques prêtres se sont scandalisés de la place de plus en plus grande que prenait « la fête », au détriment de l’aspect religieux de l’événement, et, arguant d’une part que cette fête se paganisait à cause du père Noël (argument cocasse dans la mesure où le christianisme s’est aimablement greffé sur l’ancienne fête païenne du solstice d’Hiver pour célébrer la naissance de son Christ, nous y reviendrons, mais de fait, ce n’est pas Noël qui se paganise, c’est l’Eglise qui a tenté de dépaganiser une fête qui l’était à la base) et d’autre part qu’il était inadmissible de laisser les enfants croire en un personnage qui n’existe pas (dois-je vraiment développer sur le thème « c’est le chaudron qui se fout de la marmite ? »), on a pendu puis brûlé son effigie, condamnée pour usurpation et hérésie le 23 décembre devant la cathédrale de Dijon.
Evidemment, cela n’a pas été très très bien vu, et le père Noël a vite été ressuscité.
Cette anecdote, c’est le point de départ de ce très court mais littéralement passionnant article de Claude Levi-Strauss qui, à l’aide de ses outils d’ethnologue, s’interroge sur les raisons de l’attachement des gens à Noël et de la croissance subite de ce rite dans la France de l’après-guerre, fête dont il montre qu’elle se rattache à des pratiques initiatiques bien plus anciennes évidemment que le christianisme.
Il montre le rôle notamment des enfants dans cette célébration, en établissant un parallèle avec les rites des Indiens du Sud-Ouest des Etats-Unis. Il rattache aussi Noël aux saturnales romaines ; je regrette un peu qu’il n’ait d’ailleurs pas plus développé sur cette question de l’origine païenne de Noël, car elle me semble essentielle.
Il s’intéresse aussi au rôle des mœurs américaines dans l’institutionnalisation de la fête en France, en montrant bien que si le développement de la célébration de Noël en France emprunte ses formes à ce qui se pratiquait aux Etats-Unis et paraissait assez baroque aux touristes, il ne peut s’expliquer seulement par l’influence et le prestige de ce pays : il s’agit selon lui d’une diffusion par stimulation, c’est-à-dire l’import d’un usage qui était déjà potentiellement là et qu’il catalyse : car, même si elle a des racines anciennes, la fête de noël telle que nous la connaissons aujourd’hui, est bien une fête moderne, comme le montre l’invention récente du Père Noël, et c’est donc qu’elle répond à certains besoins de la société, sur lesquels Levi-Strauss nous donne quelques pistes.
Bref, ce petit article, très vite lu, est absolument passionnant et instructif. Très clair et pédagogique, Claude Levi-Strauss nous aide à voir les choses d’une autre manière !
« Le Père noël supplicié »
Claude LEVI-STRAUSS
Les Temps Modernes n°77, mars 1952
(L’article a également été publié en volume indépendant, mais c’est introuvable à un prix raisonnable ; par contre on trouve facilement le PDF)









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