Aux origines du christianisme
Comment une petite secte juive, fondée par des pêcheurs illettrés, soudée par une croyance saugrenue sur laquelle aucune personne raisonnable n’aurait misé un sesterce, a en moins de trois siècles dévoré de l’intérieur l’Empire romain et, contre toute vraisemblance, perduré jusqu’à nos jours.
Dans Un roman russe, Emmanuel Carrère écrivait : Ces phrases, et d’autres encore qui relèvent à la fois de l’apologétique et d’une insistante auto-persuasion rendent pour moi un son familier. Elles me rappellent une époque où, étant affreusement malheureux, j’ai essayé de devenir chrétien. J’y retrouve ce que j’ai connu : le même désir de croire, pour accrocher son angoisse à une certitude ; le même argument paradoxal selon lequel la soumission à un dogme contre quoi se révoltent l’intelligence et l’expérience est un acte de suprême liberté ; la même façon de donner sens à une vie insupportable, qui devient une succession d’épreuves imposées par Dieu : une pédagogie supérieure, qui éclaire par la souffrance.
C’est peu de dire que ces lignes m’avaient marquée, car elles correspondaient pour moi à du vécu, et j’étais très curieuse d’en savoir plus. Autant dire, donc, que j’étais plus qu’impatiente de lire Le Royaume, où l’auteur creuse la question. J’étais d’ailleurs tellement impatiente que je me suis rendue en librairie la veille de sa sortie ; du coup, j’ai fini par le télécharger. Bref.
Dans ce qui n’est ni un roman, ni un essai, ni une autobiographie, mais tout cela à la fois, Carrère s’intéresse au christianisme primitif, et en particulier à l’écriture des textes essentiels que sont les Actes des Apôtres, les Épîtres et les Évangiles, notamment celui de Luc.
Mais il le fait à sa manière, pas en historien mais en romancier et en enquêteur, et surtout en agnostique qui a un moment donné de sa vie a eu la foi. En écrivant cette histoire du christianisme, il est donc amené à se replonger dans le passé, dans sa période chrétienne qui a duré trois ans, et à s’interroger sur ses rapports avec la foi.
Si je voulais écrire tout ce que me suggère ce texte, qui si je l’avais lu en version papier aurait terminé hérissé de papillons colorés, il me faudrait un volume entier. Nonobstant que je n’ai pas la place, il n’est pas sûr que cela vous intéresse plus que ça, ce serait surtout entre Emmanuel Carrère et moi d’ailleurs.
Néanmoins, en préambule, je pense qu’il est important de préciser que je ne suis moi-même pas chrétienne et que je ne l’ai jamais été, même au temps où je suis allée au catéchisme : je n’ai jamais cru aux principes fondamentaux du dogme, je n’ai jamais adhéré à l’image de Dieu qui est celle plus largement des religions monothéistes, et je me suis toujours révoltée contre ce que j’appellerai les préceptes de vie (et notamment bien sûr tout ce qui tourne autour de la sexualité, mais pas seulement).
Je ne suis pas athée contrairement à ce que les gens pensent souvent, mais le christianisme ne correspond pas à la manière dont je conçois la spiritualité. Ce n’est pas important d’habitude, mais en l’occurrence, je pense vraiment que ça l’est, car si ce texte peut intéresser tout le monde, on ne le percevra pas de la même manière selon ses orientations religieuses. Nous sommes ici au cœur de l’âme humaine, avec un texte qui touche au plus intime de notre être.
L’intimité des êtres
Cet ouvrage, donc, m’a littéralement fascinée, et ce pour ne nombreuses raisons.
Et la principale est, tout de même, que j’ai appris beaucoup de choses : je n’ai jamais eu aucune sympathie pour Paul de Tarse et ne m’était donc jamais spécialement intéressée de plus près à sa vie et à sa personnalité, et si Carrère ne parvient pas à le rendre moins dogmatique qu’il ne l’était, il en fait néanmoins un personnage atypique et complexe.
Mais le plus fascinant est Luc, dont l’auteur montre bien qu’il s’agit d’un authentique écrivain, qui travaille à dramatiser ses récits et n’hésite pas à y ajouter un peu d’imagination. Tout cet aspect du texte est extrêmement érudit, émaillé de références littéraires et philosophiques, et appuyé sur des sources précises.
Carrère montre là un vrai talent de conteur et de pédagogue : non seulement ça se lit comme une véritable épopée voire un thriller, mais par le biais de ce qu’il est convenu d’appeler des anachronismes mais qui sont assez justes et souvent drôles (Luc fait du name dropping, Sénèque écrit un traité de développement personnel), il parvient à nous faire sentir les choses et à nous restituer parfaitement le contexte culturel à la fois gréco-romain et juif de l’émergence du christianisme, avec ses querelles de chapelles et ses errements théologiques. Par exemple, il fait un étonnant parallèle entre l’Odyssée et la parole évangélique, qui mettent en place deux visions du monde radicalement différentes ; en lisant ce passage, je me suis finalement sentie très grecque.
Et puis, il ramène le Mystère à sa dimension humaine et charnelle, de manière assez subtile. Finalement, ce dont il s’agit ici, c’est du bonheur, et de la manière dont ont le conçoit.
Mais si c’était le seul intérêt du livre, il s’agirait simplement d’un essai, et ce n’en est pas vraiment un. Car, comme à son habitude, Carrère enquête beaucoup sur lui. On le lui reproche, mais il s’en justifie : pour lui, il est essentiel de savoir « qui parle », et dans ce texte c’est effectivement un nœud central.
Le point de vue ici est fondamental : celui d’un agnostique qui, à un moment de sa vie, parce qu’il était très malheureux, a eu une crise mystique et s’est plongé corps et âme dans la religion chrétienne. Et quand je dis ça, je n’exagère pas, puisqu’en bon obsessionnel, Carrère fait les choses à fond ou pas du tout, et lorsqu’il devient chrétien, il est à la limite du fondamentalisme, va à la messe tous les jours et passe des heures à écrire des commentaires sur la Bible dans des cahiers.
Cahiers qu’il a retrouvés, et qui sont particulièrement éclairants pour lui et pour le lecteur : évidemment, avec la distance, il est assez effaré par ce qu’il a écrit, et l’une des interrogations du roman, c’est finalement de savoir comment il a pu y croire, puisque tout en lui se révolte contre ces croyances. Il a donc, finalement, ce double point de vue de celui qui croyait au Ciel, et de celui qui n’y croyait pas/plus.
Et, comme à chaque fois, lorsqu’il nous parle de lui, il nous parle de nous. Enfin, de nous, pas de nous tous, évidemment, mais moi, il m’a bel et bien parlé, car ce roman a été une révélation : j’ai compris ce qui, depuis toujours, me dérangeait dans le christianisme. Je le savais intuitivement, mais je n’arrivais pas à le conceptualiser, maintenant je le peux, et rien que pour ça j’ai envie de dire merci à Emmanuel Carrère.
Enfin, j’ai aimé le ton du livre. J’ai l’impression qu’Emmanuel Carrère, enfin apaisé et débarrassé de ses démons, opère une véritable métamorphose, abandonne l’autoflagellation et l’ironie cynique au profit d’une véritable légèreté. S’il ne résiste pas par endroits à l’autodérision (pour parler de moi, on peut toujours me faire confiance), il fait surtout preuve, souvent, d’un véritable humour : j’ai, de nombreuses fois, réellement ri en lisant ce texte, par exemple cette phrase où il parle de « ces critiques qui préfèrent ne pas lire les livres ou ne pas voir les films dont ils rendent comptent, pour être sûrs que leur jugement n’en soit pas influencé ».
Humour qui pourra paraître irrévérencieux, certains diront peut-être blasphématoire, mais qui moi m’agrée parfaitement.
Bref, un roman dense, riche, à la fois léger est grave, qui est bien sûr pour moi un coup de cœur, que dis-je un coup de cœur, une illumination.
Le Royaume (lien affilié)
Emmanuel CARRERE
POL, 2014









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