L’Amour et les forêts, d’Eric Reinhardt

Quel bonheur que d’écrire, quel bonheur que de pouvoir, la nuit, s’introduire en soi et dépeindre ce qu’on y voit, ce qu’on y sent, ce qu’on entend que murmurent les souvenirs, la nostalgie ou le besoin de retrouver intacte sa propre grâce évanouie, évanouie dans la réalité mais bien vivante au fond de soi et éclairée au loin comme une maison dans la nuit, une maison vers laquelle on laisse guider ses pas, seul, conduit par la confiance, l’inspiration, ses intuitions renaissantes, par le désir de rejoindre cet endroit qu’on voit briller au loin dans les ténèbres, attirant, illuminé, en sachant que c’est chez soi, que c’est là que se trouve enfermé, au fond de soi, ce qu’on a de plus précieux, son être le plus secret.

Ce roman, j’aurais pu ne jamais le lire. A cause de son titre qui ne m’inspirait guère : comme on sait, moi, les forêts, ce n’est pas trop ma came, et le mot lorsqu’il est utilisé dans un titre me fait toujours penser à l’Appel de la forêt de London, une des pires expériences de lecture de ma vie, lecture imposée au collège et qui avait failli le faire mourir d’ennui. Heureusement, mue par l’intuition, j’ai lu le résumé… et je n’ai pas résisté.

Tout commence par une lettre, que reçoit l’auteur : envoyée par une de ses lectrices, elle le touche profondément de par la manière qu’elle a de parler d’un de ses romans précédents. Alors, une fois n’est pas coutume, il décide de la rencontrer. Une première fois, puis une deuxième fois qui sera la dernière, et c’est là que Bénédicte Ombredanne dévoile l’étendue du désastre qu’est sa vie.

Ce roman m’a littéralement bouleversée, car il a remué en moi à la fois mes peurs les plus intimes et mes aspirations les plus grandes. Autrement dit, il m’a fait verser des litres de larmes.

D’abord parce qu’il s’agit d’un magnifique portrait de femme, une femme fragile engluée dans un quotidien que l’on devine au départ peu gai et que l’on découvre peu à peu proprement effroyable. Le tour de force ici est pour l’auteur de parvenir au coeur même du processus du harcèlement et de la violence morale dans un couple qui devient une prison dont on ne peut pas s’échapper.

Evidemment, on a envie de la secouer, Bénédicte, de lui dire que rien n’est perdu, que le bonheur ne lui a pas tourné le dos et qu’il faut qu’elle saisisse sa chance. Qu’il faut qu’elle se révolte. Mais on sait bien aussi que si c’était aussi simple aucune femme n’aurait à subir cette annihilation de l’amour propre qui petit à petit donne tout le pouvoir au monstre qui est en face.

Car le monstre détruit toute estime de soi, pas à pas, au point que la victime finalement se perd et se dit qu’elle ne mérite pas mieux. Parfois elle finit par se ressaisir, parfois non, et elle se laisse glisser dans le néant. Les émotions sont intenses, vives : une peine profonde pour Bénédicte. Une haine absolue, farouche pour le monstre qu’elle a épousé.

Pourtant, ce n’est pas vraiment un roman sur le harcèlement, ici surtout métaphorique. Et ce n’est pas un roman complètement sombre. Quelques lueurs apparaissent ça et là. L’amour et les forêts. Et surtout, la littérature : Bénédicte Ombredanne est le personnage essentiel de ce récit, mais la présence forte d’un autre personnage, l’auteur, permet d’échapper à la pesanteur absolue.

Le roman s’ouvre sur une extraordinaire bulle autoréflexive, où il commente son roman Cendrillon, revenant sur le vertige métaphysique qui en est le sujet : qui serais-je si je n’étais pas devenu moi, si j’avais fait d’autres choix que ceux qui m’ont mené à être là où je suis aujourd’hui ?

Fascinant, et finalement parfaitement cohérent avec la suite, qui est finalement, aussi, une réflexion sur le bonheur, sur le pouvoir des livres, ceux qu’on lit et ceux qu’on écrit, et qui quelque part nous sauvent, notamment lorsque la fatigue existentielle fait qu’échapper au réel devient un besoin vital.

Car il s’agit bien, ici, d’une réflexion sur le réel, et ce qu’il fait à nos rêves, à nos désirs d’absolu et de lumière. Comment ceux qui veulent habiter poétiquement le monde finissent par devoir le déserter. Comment on devient mélancolique. Et comment, finalement, notre vrai moi se trouve ailleurs…

Un petit bijou donc que ce roman, très dur il est vrai, très douloureux, et pourtant étrangement lumineux, comme une sorte de soleil noir.

L’Amour et les forêts (lien affilié)
Eric REINHARDT
Gallimard, 2014

48 réponses à « L’Amour et les forêts, d’Eric Reinhardt »

  1. Avatar de jostein59

    J’ai lu ta chronique en diagonale car ce sera mon prochain achat ( avec le roman de Carrère) une fois ma pile un peu diminuée. Mais j’ai vu des mots comme « petit bijou » qui me rendent impatiente.

    J’aime

  2. Avatar de lesebooksdemarie

    Super! Il fait partie des livres que j’ai achetés! Je ne sais plus lequel lire quand j’en finis un parce que je suis extrêmement déçue ces derniers temps. Au point que je rêve de retourner aux bons vieux classiques.

    J’aime

    1. Avatar de irreguliere

      Pour l’instant, peu de déceptions de mon côté

      J’aime

  3. Avatar de milleetunefrasques
    milleetunefrasques

    Bon… il est sur ma liseuse. Je tenterai bientôt 😉

    J’aime

  4. Avatar de profplatypus

    C’est intéressant : moi qui l’ai trouvé médiocre, ça me permet au moins de cerner ce qu’on peut lui trouver… Je suis d’ailleurs d’accord avec ce que tu dis sur les mécanismes du harcèlement ; seulement j’ai trouvé les parties plus lumineuses d’une mièvrerie insoutenable…

    J’aime

    1. Avatar de irreguliere

      Ah, mais moi je suis une grande romantique…

      J’aime

  5. Avatar de sophieadriansen
    sophieadriansen

    Je suis dedans… Pour l’instant, j’aime !

    J’aime

    1. Avatar de irreguliere

      Le début est lumineux !

      J’aime

  6. Avatar de noukette

    Très tentant je dois dire…

    J’aime

    1. Avatar de irreguliere

      Il est magnifique !

      J’aime

  7. Avatar de les Livres de George

    Je n’ai lu que ta conclusion pour garder un peu de mystère. C’est l’un des rares livres de la Rentrée que j’ai acheté.

    Aimé par 1 personne

    1. Avatar de irreguliere

      J’espère que tu aimeras !

      J’aime

  8. Avatar de valmleslivres
    valmleslivres

    J’hésite! J’attends déjà de voir s’il sera sélectionné pour le prix Elle (dans ce cas, mes lycéennes le recevront). Il est dans la pré-sélection.

    J’aime

    1. Avatar de irreguliere

      Ah, j’espère qu’il y sera, il le mérite !

      J’aime

  9. Avatar de eimelle
    eimelle

    c’est un personnage qui restera longtemps dans ma mémoire je crois!

    J’aime

    1. Avatar de irreguliere

      Oui, elle m’a vraiment touchée

      J’aime

  10. Avatar de Fleur

    J’ai vu l’auteur à LGL, quand j’étais dans le public. Il m’a donné très envie de lire son roman.

    J’aime

    1. Avatar de irreguliere

      Je le verrai jeudi ! J’ai hâte

      J’aime

  11. Avatar de Yorlane
    Yorlane

    Je viens juste d’acheter le livre tant ce billet m’a emballée! Merci.

    J’ai hâte de le lire maintenant, bien sûr.

    J’aime

  12. Avatar de Sunsi
    Sunsi

    je suis arrivée en fin de lecture et je suis bouleversée par ce récit ! ce livre va rester graver dans ma mémoire littéraire. OUI, OUI, pour le Goncourt 2014 !

    J’aime

    1. Avatar de irreguliere

      Pareil, même si mon coeur balance avec Foenkinos qui m’a bouleversée aussi

      J’aime

  13. Avatar de Vio
    Vio

    Le thème du harcèlement ne me branche pas trop. En revanche, le reste oui, car tu en parles très bien. Tant pis si le roman n’est pas parfait, si certains passages sont trop mièvres ou trop ceci ou trop cela. L’important c’est l’émotion qu’il t’a donnée et c’est ce qui donne très envie

    J’aime

    1. Avatar de irreguliere

      Il m’a beaucoup remuée, c’est certain…

      J’aime

  14. Avatar de sylire

    Un de plus qui me tente….

    J’aime

    1. Avatar de irreguliere

      Comme tu as raison !

      J’aime

  15. Avatar de pralineries
    pralineries

    Déçue de Cendrillon, je me méfie un peu de Reinhardt…

    J’aime

    1. Avatar de irreguliere

      Apparemment il est très différent mais je n’ai pas encore lu Cendrillon

      J’aime

  16. Avatar de Géraldine

    Y’a pas à dire, tu écris toujours aussi bien !
    Je vais à une conférence de l’auteur prochainement, mais il m’avait déjà bien intéressée à LGL.
    Comme toi, le titre aurait pu me faire peur. Pourtant, j’aime la forêt, mais on imagine plus récit extatique à la Tesson !

    J’aime

    1. Avatar de irreguliere

      Ceci dit, le titre est justifié !

      J’aime

  17. Avatar de lorouge

    Encore un qui ne me tentait pas du tout, ou presque, et puis à la lecture de ton billet me voilà une folle envie de le feuilleter pour voir si le style m’accrocherait… Tu ne peux que donner envie de le lire ;0) Et hop dans vos billets tentateurs :0) Bises, bonne semaine

    J’aime

    1. Avatar de irreguliere

      Ah, j’adore jouer le rôle de la tentatrice ! Bonne semaine !

      J’aime

  18. Avatar de Marion

    Je l’ai déjà noté ! J’ai très envie de le lire !

    J’aime

  19. Avatar de Matthieu
    Matthieu

    Un livre fort et puissant qui m’a beaucoup ému et bousculé!
    Le chapitre 5 m’a donné envie de lire Villiers de L’Isle-Adam.

    J’aime

  20. Avatar de isabelle

    Envoutant mais amer, je ne suis pas prête d’oublier Bénédicte Ombredanne.
    Dommage puisqu’il est question d’idéal, d’absolu et de rêves face à la réalité que ce livre ne m’ouvre pas d’autres horizons.
    C’est très bien écrit (malgré quelques passages)mais je ne dirai pas que ce livre est lumineux, je n’ai pas vu ce qu’il pouvait éclairer dans ma vie.

    J’aime

    1. Avatar de irreguliere

      Moi j’y ai trouvé des éléments

      J’aime

  21. […] L’amour et les forêts chez l’Irrégulière, chez Cuneipage, chez Céleste, chez Jostein […]

    J’aime

  22. Avatar de Pamina NylonStockingSpell

    Bonjour Caroline. Je viens de finir ce livre et j’étais curieuse de lire votre avis à son sujet.
    Le mien est totalement différent. En préalable, il est possible que je ne sois pas réceptive au style d’Eric Reinhardt et à sa façon d’écrire des romans métaphoriques, car je n’avais pas plus aimé le système Victoria, mais pour d’autres raisons. Dans L’amour et les forêts , je n’arrive pas à y voir ce que vous y avez trouvé: je n’ai aucune empathie avec l’héroïne, Bénédicte, que je trouve aussi pathologique que son époux toxique. Pathologique d’une autre façon, celle d’une victimisation consentie, qui est bien différente de ce que sont les femmes réellement victimes de harcèlement. Alors, si ce n’est pas un roman sur le harcèlement, si l’intention de l’auteur se veut métaphorique, pourquoi insister aussi lourdement et presque vomitivement sur cet aspect des relations de couple. Le personnage du roman choisit son calvaire, et est elle même toxique pour son entourage, comme ses enfants. C’est pour cela que je n’arrive pas à y voir une femme en quête d’absolu et de rêves, qui souffre d’une confrontation au réel.
    Le style m’agace aussi, ces monologues sans fin, mélangés au récit. J’ai trouvé ces figures de style pédantes.
    En tout cas, ce livre réussit une chose : à toucher fortement et à enthousiasmer une partie sans doute majoritaire de son lectorat, si j’en crois les retours dans les commentaires que j’ai lus au dessus. Et puis, une réaction assez vive de personnes qui ne l’ont pas aimé, puisque je viens vers vous expliquer et argumenter mon ressenti. Ce livre m’a été prêté par une amie et je crois qu’elle non plus n’a pas été enchantée, mais elle ne m’en a presque rien dit. Je lui demanderai son avis en lui rendant l’ouvrage.
    Merci, Caroline, pour vos chroniques, toujours si riches. Depuis que j’ai découvert votre blog, je lis toujours votre avis sur les livres que je lis ou que je m’apprête à découvrir…même si au final, nous avons des ressentis différents! Et ce , heureusement!

    J’aime

  23. Avatar de Comment j’ai tué mon père, de Frédéric Vion | Cultur'elle

    […] Dès le début, l’aspect brut, la violence sas fard prennent à la gorge, les mots cognent comme les poings de ce père, ce salaud ordinaire qui se croit viril en frappant sa femme et ses enfants, alors qu’il n’est qu’un pantin incapable de penser par lui-même. Mais le tour de force de ce roman est d’arriver à parler de l’effroyable, et de la manière d’y échapper, en somme de « tuer le père » (au sens psychanalytique, même si le narrateur y pense au sens premier et le lecteur avec lui), sans être larmoyant ni sombrer dans le pathétique : au contraire, il fait preuve d’une grande ironie. Et d’une grande lucidité : ce n’est pas une plainte, mais une analyse presque sociologique des ressorts de la violence ordinaire, de la banalité du mal, dans un milieu que l’on croirait épargné. Si le déterministe historique et géographique, celui de la Moselle et de la fin d’un monde dans les années 80, et que le narrateur se livre à une enquête sur sa famille, le fait est que de par leur profession, le père et la mère appartiennent à la classe moyenne : flic pour lui, enseignante pour elle. Très éduquée, elle se laisse pourtant faire, accepte tout, les humiliations et les coups, et clairement ça fait un peu mal au féminisme, même quand on sait que dans ces cas-là ce n’est pas si facile qu’on croit, bien sûr… […]

    J’aime

  24. Avatar de La Chambre des époux, d’Eric Reinhardt | Cultur'elle

    […] absolument lire, Eric Reinhardt m’ayant totalement bouleversée avec son dernier roman, L’Amour et les forêts. Le Forum Fnac livres m’a donné l’occasion de me le procurer et de revoir […]

    J’aime

  25. […] L’Irrégulière qui me rappelle que je dois lire L’amour et les forêts […]

    J’aime

  26. […] L’Irrégulière qui me rappelle que je dois lire L’amour et les forêts […]

    J’aime

  27. Avatar de La Chambre des époux, d’Eric Reinhardt – Caroline Doudet

    […] absolument lire, Eric Reinhardt m’ayant totalement bouleversée avec son dernier roman, L’Amour et les forêts. Le Forum Fnac livres m’a donné l’occasion de me le procurer et de revoir […]

    J’aime

Répondre à milleetunefrasques Annuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Je suis Caroline !

Portrait plan américain d'une femme châtain ; ses bras sont appuyés sur une table et sa maingauche est près de son visage ; une bibliothèque dans le fond

Bienvenue sur mon site d’autrice et de blogueuse lifestyle, sur lequel je partage au quotidien ma manière poétique d’habiter le monde !