Or est-il interdit de poser autrement les choses et de se demander dans quelle mesure l’œuvre ne serait pas, au moins dans certains cas, influencée par l’avenir plutôt que par le passé ? Pourquoi penser toujours les faits dans le même sens, en se refusant à prendre en compte les forces qui s’exercent sur nous depuis le futur, alors même que de nombreuses œuvres et les expériences communes que chacun peut faire pour son compte en portent les traces manifestes ?
Une de mes dernières marottes, c’est l’écriture prédictive ou les précognitions littéraires, appelez ça comme vous voulez. A vrai dire, le sujet m’a toujours fascinée, mais depuis quelque temps non seulement je suis tombée sur plusieurs textes abordant la question, mais j’ai moi-même écrit un bout de roman dont certains événements se sont plus ou moins ensuite reproduits dans la réalité. Depuis, je me méfie de ce que j’écris, d’ailleurs.
Bref, toujours est-il que cet essai de Pierre Bayard était depuis longtemps sur ma liste, à cause de son sujet, et à cause de Pierre Bayard, dont les théories ont tendance à secouer le cocotier de la pensée facile, et à faire regarder les choses sous un autre angle, ce qui est toujours bienvenu.
Encore une fois, le parti-pris est celui du paradoxe: et si, au lieu d’être influencée par le passé (hypothèse habituelle de la psychanalyse et de la critique biographique), l’œuvre était influencée par le futur, l’écriture précédant l’événement ?
A partir de l’exemple privilégié de Wilde mais aussi de nombre d’autres parfois étonnants, Pierre Bayard mène une réflexion organisée comme une dissertation.
Après avoir, dans la première partie, montré plusieurs cas où l’écriture précède la vie en ce qui concerne des événements comme des rencontres amoureuses ou des accidents, il cherche des explications : l’hypothèse irrationnelle (un peu trop rapidement bottée en touche), l’hypothèse rationnelle, l’hypothèse freudienne et, la plus fascinante, l’hypothèse littéraire, où se côtoient deux modèles : le modèle proustien (l’auteur prédit ce qui va se passer) et le modèle wildien (l’auteur provoque ce qui va se passer).
Enfin, il aborde les conséquences : de nouvelles formes de chronologies et de temps du récit, un nouveau style, et surtout un nouveau mode de lecture et de critique littéraire.
C’est, évidemment, lumineux, même si les exemples ne sont pas toujours les plus probants : ce qui est en jeu ici, ce n’est pas seulement la littérature, c’est aussi la vie, avec cette hypothèse magnifique des événements-foyers qui sont tellement importants qu’ils ne seraient pas un point dans le déroulé linéaire de notre existence, mais l’orienteraient toute entière.
La sensibilité des écrivains, leur attention aux choses, leur permet de les voir venir — à moins que l’écriture n’ait le pouvoir magique de faire advenir les choses. En tout cas, comme disait Wilde : « la vie imite l’art bien plus que l’art n’imite la vie ».
Demain est écrit (lien affilié)
Pierre BAYARD
Minuit, 2005









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