Ils croient que je ne comprends pas ce qui se trame dans le monde ; ils croient que le sens de leurs questions m’échappe, que je ne perçois pas l’ombre de cruauté sur leur visage et l’exaspération dans leur voix chaque fois que j’évite de leur répondre, ou que je leur réponds d’une façon évasive qui ne mène à rien. Ou quand je ne me souviens pas de ce dont ils aimeraient que je me souvienne. Ils sont trop enfermés dans leurs propres besoins, qui sont insatiables ; trop abrutis aussi par les restes de cette terreur que nous avons tous subie pour comprendre qu’en réalité je me souviens de tout. La mémoire emplit mon corps autant que le sang et que les os.
On l’a vu l’an dernier avec Emmanuel Carrère, les Évangiles, déjà par bien des aspects eux-mêmes romanesques, sont un formidable hypotexte pour les romanciers, qui sont nombreux à s’en emparer afin d’en proposer de nouvelles versions. Après, entre autres, Robert Graves, José Sarramago, Nikos Kazantzákis ou Eric-Emmanuel Schmitt, c’est au tour de l’Irlandais Colm Tóibín de s’emparer de cette histoire vieille de 2000 ans, que tout le monde connaît ou croit connaître, en donnant la parole à celle qui ne l’a jamais eue : Marie.
Long monologue de la mère de celui qu’on appelle le Christ, cet Évangile selon Marie est aussi un cri de colère, contre les deux hommes qui lui rendent visite pour qu’elle leur raconte ce qu’elle a vu et qu’ils puissent l’écrire. En réalité, ils veulent surtout qu’elle leur raconte ce qu’ils ont envie d’entendre et d’écrire, et qui apportera de l’eau à leur moulin.
Mais Marie n’a rien à perdre, et parle ici pour la première et la dernière fois, pour dire les choses telles qu’elles se sont passées.
D’abord pièce de théâtre ayant suscité la controverse à Broadway, ce roman, presque un poème, se lit dans un souffle, avec la même urgence que celle que Marie met à parler. Un roman où l’humain s’oppose au mythique.
Alors que ceux qui viennent la voir veulent mettre de l’ordre et du sens dans le chaos des événements, produire un récit mythique qui transformerait le rêve et le mensonge en réalité et en croyance, elle se cabre contre ces malotrus, montrés comme très désagréables (n’y aurait-il pas parmi eux ma bête noire Paul de Tarse ? Sans doute pas car il est plus tardif mais enfin, c’est de la même eau) et remet l’humain au centre du processus : elle raconte une famille normale, et montre un fils qui n’a rien d’un demi-dieu, et du reste assez peu sympathique.
Si les grands épisodes sont là, les noces de Cana ou la résurrection de Lazare, elles n’ont pas la couleur habituelle ; du reste, Marie est souvent un témoin de seconde main : on lui en a raconté plus qu’elle n’en a vu elle-même.
Étrangement hypnotique et envoûtant, ce roman, qui est la voix d’une mère, permet de faire un pas de côté et de regarder les choses autrement — comment se construit la légende, quitte à effacer la réalité de l’histoire et des trahisons. Une version en tout cas intéressante, qui ne manquera pas de donner de l’urticaire à certains, mais que je conseille vivement !
Le Testament de Marie (lien affilié)
Colm TÓIBÍN
Traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson
Robert Laffont, Pavillons, 2015









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