Eva, de Simon Liberati

Eva, de Simon Liberati

Comme je l’ai souvent observé, et je ne crois pas être le seul, les plus fracassantes surprises que donne la vie sont précédées d’un mauvais avant-goût, d’une tension préalable. L’amour vrai naît dans la souffrance. Il faut s’épurer de toute fausse joie, de tout plaisir mondain, de toute ambition, de toutes les facilités matérielles, pour atteindre à la liberté du désespéré, seul état dans lequel la vérité du délire amoureux puisse encore trouver sa joie jusqu’au profond de l’être.

Je n’aurais sans doute pas intégré ce roman dans ma short list de rentrée (même si, étant donné le sujet, il aurait probablement à un moment ou un autre intégré mes désirs), si Irina Ionesco ne lui avait offert une splendide campagne de publicité avant même sa sortie, en attaquant Simon Liberati en justice. Comme quoi, on en revient toujours à l’effet Streisand. Bref.

Dans ce roman, Simon Liberati entend faire le portrait de sa femme, Eva Ionesco. Ecrire une « vie », au sens latin du terme : revenir sur ce qu’elle a vécu enfant, petite fille abusée par sa mère qui la fait poser pour des photos érotiques et tourner dans des films pornographiques, plus ou moins ce qu’elle a raconté elle-même dans My little princess

Mais, surtout, il raconte Eva à travers son point de vue : une histoire d’amour qui semble marquée par le sceau du destin, plusieurs rencontres loupées à plusieurs années d’intervalle, pour aboutir enfin à celle qui fut réussie, LA rencontre, qui a le caractère de l’évidence et signe pour les deux la fin de leur exil intérieur.

Les fils qui se tissent tout au long de ces années perdues à ne pas vraiment se connaître, Eva s’emparant de l’imaginaire créateur de Simon et devenant l’un des personnages de son premier romanAnthologie des Apparitions. Comment chacun a reconnu en l’autre l’artiste aux failles jumelles. Comment deux naufragés s’accrochent l’un à l’autre et parviennent, malgré tout, à se sauver, là où ils auraient dû se noyer tous les deux.

Dans Un roman françaisFrédéric Beigbeder ne nomme pas Liberati, il parle de lui en l’appelant « le Poète ». C’est peu de dire que ce surnom est parfaitement mérité : poète, il l’est, assurément. Il y a chez lui quelque chose d’éminemment baudelairien, un peu artiste maudit habité par la mélancolie, beaucoup amoureux absolu.

L’amour est ici un abandon, une conversion qui nous pousse hors de nous-même, et nous sauve. Liberati transmute le glauque en or, grâce à une écriture ciselée, métaphorique, et un véritable travail littéraire qui transfigure la figure féminine, la fait muse, fée, héroïne tragique, victime sacrificielle.

Si certaines confidences livrées sans fausses pudeur peuvent parfois mettre mal à l’aise, et si le roman peut écœurer à l’occasion un lecteur plongé au sein d’une société et d’une époque où la pédopornographie, élevée au rang d’art, ne semble poser de problèmes à personne, ce qui demeure une fois le livre refermé, c’est l’amour, la lumière, le sublime.

Un très très beau roman, lumineux et bouleversant, une déclaration d’amour qui ne peut qu’émouvoir !

Edit 2024 : je laisse cet article tel qu’il est, avec les émotions de l’époque. Néanmoins, je n’ai plus le même regard après ma lecture de La bague au doigt d’Eva Ionesco, qui propose un autre point de vue, beaucoup moins charmant, sur cette histoire.

Eva
Simon LIBERATI
Stock, 2015

22 réponses à « Eva, de Simon Liberati »

  1. Avatar de amandinea34

    J’ai lu beaucoup d’avis positifs sur ce roman.

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    1. Avatar de Caroline Doudet (L'Irrégulière)

      Oui, il est très beau je trouve !

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  2. Avatar de Nicole Giroud

    Quelle magnifique critique! Pleine de lyrisme et de vibrations, est-ce une contamination du livre?

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    1. Avatar de Caroline Doudet (L'Irrégulière)

      Peut -être 😉 merci, le compliment me touche !

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  3. Avatar de Papillon

    J’hésite encore… La plume a l’air magnifique, mais le sujet…hum… Je vais laisser le hasard décider pour moi, je crois 😉

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    1. Avatar de Caroline Doudet (L'Irrégulière)

      c’est parfois bien aussi de laisser les événements décider !

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  4. Avatar de titine75

    Je suis comme Papillon, j’hésite encore malgré ton article élogieux. Ce qui ressort également des interviews de Simon Liberati c’est son amour infini pour sa femme.

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  5. Avatar de Une ribambelle

    Voilà une belle critique. Je l’aurais imaginé plus sombre.

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    1. Avatar de Caroline Doudet (L'Irrégulière)

      Justement, il parvient à illuminer l’ombre !

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  6. Avatar de jostein59

    Nous sommes en phase sur le ressenti ( n’en déplaise à Amélie) mais tu l’exprimes tellement mieux . Superbe chronique ( comme d’habitude) qui rend un bel hommage à l’auteur.

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  7. Avatar de keisha41
    keisha41

    Belle chronique en effet. Tu me donnerais (presque) envie de lire ce livre (et tu as raison pour l’effet Streisand). Les années 70 pour ce que j’en sais étaient celles où l’on ‘admettait’ ou prônait certaines libertés avec les gamins (bien évidemment cela cantonné à quelques milieux, hein!)

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    1. Avatar de Caroline Doudet (L'Irrégulière)

      Oui, bien sûr, c’est d’ailleurs ce que dit Liberati. Mais ça n’empêche pas le malaise…

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      1. Avatar de keisha41
        keisha41

        Ne t’inquiète pas, à l’époque (oui j’étais vivante à cette époque) j’ignorais tout ça, et malaise il y a! ^_^

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  8. Avatar de Sarah hafiz

    Décidémment, je vois des critiques positives de ce livre partout. J’ai failli le prendre en librairie puis me suis retenue, mais ça ne saurait tarder je pense 🙂 La vie de Eva Ionesco m’intrigue beaucoup et cette histoire d’amour encore plus !

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    1. Avatar de Caroline Doudet (L'Irrégulière)

      Oui, c’est surtout l’amour qui est mis en évidence ici !

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  9. Avatar de estellecalim
    estellecalim

    Je suis d’accord avec toi et je ne suis pas d’accord avec toi 😉
    J’ai trouvé moi aussi que l’écriture était très belle, qu’il s’agissait d’un livre avec des passages très lyriques, mais c’est de Liberati qu’on parle plus qu’Eva. J’ai eu l’impression qu’il n’atteignait jamais vraiment ce qu’il promettait et qu’il nous mentait sur la marchandise.

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  10. Avatar de D’extase et d’amour féroce, de Dylan Landis | Cultur'elle

    […] Rainer est avant tout une victime : il règne sur le roman un climat incestueux qui peut rappeler Eva. C’est la même période, celle des années 70 où tout était permis, et où on pouvait […]

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  11. Avatar de Les rameaux noirs (Mnémosyne) de Simon Liberati | Cultur'elle

    […] été très touchée par l’antépénultième roman de Simon Liberati, Eva.  Mais je n’avais pas voulu lire son avant-dernier, consacré à l’affaire Manson, […]

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  12. Avatar de La bague au doigt, d’Eva Ionesco : un pacte avec le diable – Caroline Doudet

    […] ne sais pas si vous avez lu Eva, de Simon Liberati. Moi, oui, et ce texte m’avait profondément touchée et éblouie. Je […]

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Portrait plan américain d'une femme châtain ; ses bras sont appuyés sur une table et sa maingauche est près de son visage ; une bibliothèque dans le fond

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