Au début de la mort, les souvenirs nous obsèdent, nous les ressassons sans cesse, mais, chaque fois que nous revoyons une bribe de notre existence, nous la déformons, nous remodelons notre passé et, imperceptiblement, il s’éloigne. Au fil du temps, nous reconstruisons notre vie pour lui donner une consistance, une cohérence. Nous romançons, et il me semble que cette réécriture commence de notre vivant, déjà.
Et moi, qui suis une si vieille âme — voilà près de six siècles que je hante ces forêts —, comment pourrais-je me fier à ma mémoire ?
Les deux premiers romans de Carole Martinez m’ayant totalement séduite, il était évident que celui-ci, à un moment ou un autre, se retrouverait entre mes mains, et ce d’autant plus qu’il nous entraîne à nouveau au domaine des Murmures, deux siècles après l’histoire d’Esclarmonde…
Quelque part hors du temps, un dialogue s’établit entre une vieille âme et l’enfant qu’elle a été, morte à l’âge de douze ans. Tour à tour, elle racontent l’histoire de Blanche, petite fille martyrisée par son père qui la mène un jour et l’abandonne au domaine des Murmures, là où la terre penche et où coule la Loue, rivière indomptable et sauvage.
Chez le seigneur de Haute-Pierre, elle apprend à lire, à écrire, et à vivre. C’est qu’un jour, elle sera la maîtresse du domaine, qu’elle devra diriger car celui auquel elle est promis, Aymon, restera toujours un enfant…
Encore une fois, Carole Martinez nous emmène à la frontière des mondes. Tout le roman est imprégné de contes et de légendes. Des châteaux, des loups et des ogres, et même des fées et des sorcières hantent chaque page, pour mieux révéler les réseaux d’opposition qui sous-tendent l’ensemble : gémellité, double, ambivalence marquent l’opposition entre le monde ancien et le monde nouveau, le monde des femmes et le monde des hommes.
Pourtant, les frontières ne sont pas étanches et certains êtres peuvent passer de l’un à l’autre à la faveur de l’amour.
A cet égard, les deux grandes figures paternelles, qui représentent aussi deux figures du divin, sont particulièrement intéressantes : Martin de Chaux, le père de Blanche, incarne la figure toute-puissante, tyrannique et violente de la virilité triomphante, grand guerrier et prédateur pour qui les femmes ne sont que des culs ; et pourtant, comme les pièces d’un puzzle, son histoire se reconstruit tout au long du roman de manière fascinante. Inversement, le Seigneur de Haute-Pierre incarne la figure du père aimant et tendre mais pas dénué non plus de sa part d’ombre et de violence, tout comme le sont les femmes.
Jamais le roman n’est manichéen malgré ces réseaux d’opposition : au contraire, tout se tisse dans la complexité, dans le clair-obscur. Ce qui est en jeu ici, c’est encore une fois le couple éros et thanatos, qui ne se lassent pas de s’aimer et de s’affronter.
Éminemment sensuel, troublant et poétique, tissé de symboles et émaillé de chansons populaires, ce roman est une grande réussite, qui tout en ressuscitant un monde ancien nous parle aussi du nôtre. Décidément, l’univers de Carole Martinez est tout à fait fascinant…
La Terre qui penche (lien affilié)
Carole MARTINEZ
Gallimard, 2015









Répondre à Mind The Gap Annuler la réponse.