Au début, il la vit comme une Apache à la peau claire, mi-conquérante mi-fugitive, parce qu’elle était venue s’asseoir à sa table avec cette assurance déroutante — et puis, lorsqu’elle commença à parler, le premier soir, il discerna la fille en elle, non pas l’enfant mais l’infante, la descendante, la dernière d’une lignée, portant sur sa tête quelque chose de très lourd qu’elle ne pouvait ni voir, ni toucher. Après il découvrit la guerrière, l’orpheline, qui amenait avec elle l’amante merveilleuse aux yeux grands ouverts, et il fut séduit. Soulevant une à une les couches sédimentaires qui la recouvraient, la protégeaient, lentement il vit se dessiner l’héritière d’une fortune et d’un nom séculaires, avec ses failles et ses pics escarpés, ses habitudes cosmopolites — il vit la Habsbourg, la Viennoise, l’oppresseuse, celle qui avait grandi dans la brûlure de l’or, et il la détesta, il la craignit, il voulut sa mort pour toute la tristesse atavique qu’elle réveillait en lui qui était hongrois et démuni — et puis en l’espace d’un instant tout s’additionna et sembla ruisseler entre ses mains, et il se retrouva face à l’animal sauvage qu’elle était sans doute au fond, la fille enragée de musique, la personne qui essayait désespérément de grandir, celle qui croyait aux lendemains, l’étrangère qui serait son dernier amour.
Le premier roman de Julia Kerninon, Buvard, avait été pour moi un véritable coup de cœur, et il était donc évident que celui-ci se trouverait à un moment ou un autre entre mes mains…
Attila Kiss (rien que ce nom est tout à fait programmatique) est un vieux peintre hongrois qui, pour gagner sa vie, trie les poussins dans une usine. Rien ne le prédestinait à rencontrer Theodora, jeune héritière d’une star de l’opéra et d’une illustre famille viennoise. Rencontre ? C’est plutôt d’une collision dont il s’agit…
Un roman court mais puissant, qui dissèque avec précision le sentiment amoureux et son mystère.
Tout en tensions, en antagonismes, il ne cesse d’opposer les contraires : la pulsion de vie et la pulsion de mort, le masculin et le féminin, l’ombre et la lumière, la jeunesse et la vieillesse, la richesse et la pauvreté, la Hongrie et l’Autriche.
Parce qu’il est l’expérience confondante de l’intimité partagée avec l’altérité, l’amour se fait guerre, bataille, conquête, métaphore filée qui tisse tout le texte. Il y a un vainqueur et un vaincu. Chacun n’est plus seulement lui-même, mais le produit d’une histoire qui le dépasse : parce qu’il est pauvre et Hongrois, Attila se sent dépossédé de lui-même et de son libre-arbitre, conquis, soumis, dominé par la riche Autrichienne, ne cesse de se débattre pour reprendre le pouvoir.
Mais l’amour, finalement, n’est-ce pas accepter de déposer les armes et embrasser l’irréductible altérité de l’autre ?
Admirable de maîtrise, Le Dernier amour d’Attila Kiss est à la fois sombre, car il met au jour les luttes de pouvoir en jeu dans l’amour, et lumineux par sa résolution. Avec ce roman, Julia Kerninon confirme son talent !
Le Dernier Amour d’Attila Kiss (lien affilié)
Julia KERNINON
Rouergue, 2016









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