Tout ce que je sais c’est que ces pages ne seront pas linéaires. Raconter le présent exige que je remonte loin dans le passé, que je traverse les frontières, survole les montagnes et rejoigne ce lac immense qu’on appelle mer, guidée par le flux des images, des associations libres, des soubresauts organiques, les creux et les bosses sculptés dans mes souvenirs par le temps. Mais la vérité de la mémoire est singulière, n’est-ce pas ? La mémoire sélectionne, élimine, exagère, minimise, glorifie, dénigre. Elle façonne sa propre version des événements, livre sa propre réalité. Hétérogène, mais cohérente. Imparfaite, mais sincère. Quoiqu’il en soit, la mienne charrie tant d’histoires, de mensonges, de langues, d’illusions, de vies rythmées par des exils et des morts, des morts et des exils, que je ne sais trop comment en démêler les fils.
En bonne orientaliste, je ne pouvais qu’être irrémédiablement attirée par ce roman, d’autant que la Perse/l’Iran a tendance à me fasciner, de loin car il est peu probable que j’y aille un jour, malheureusement, mais c’est une autre histoire.
En attendant le médecin qui doit lui faire une insémination artificielle, Kimiâ tire les fils de sa mémoire. L’histoire de sa famille. Son enfance en Iran avec ses deux soeurs aînées et ses parents, des intellectuels opposants au Shah puis à la dictature religieuse. Son exil. L’Evènement, point aveugle du récit et qu’on ne comprendra qu’à la fin. Les raisons pour lesquelles elle est présente dans cette salle d’attente. Son identité, en somme.
Lumineux, ce roman est porté par une totale maîtrise de la narration et de ses méandres, qui rend parfaitement les errances de la mémoire : les récits s’entremêlent, s’enchaînent, s’enchâssent, superposent l’histoire familiale et l’Histoire de l’Iran, pays martyr tombé de Charybde et Scylla.
Cela prend parfois un aspect un peu désinvolte : la narratrice intervient, renonce, avoue au lecteur qu’elle ne peut pas raconter cela pour le moment ; en réalité, tout cela est tenu à la perfection, et s’il paraît peu original de comparer Kimiâ à Shéhérazade, on ne peut pourtant pas s’en empêcher.
Mais l’enjeu n’est pas seulement narratif et plaisant : le nœud, ce qui maintient l’ensemble, c’est bien cette question de l’identité sous toutes ses formes. Ce qui façonne l’individu, à la fois dans son genre et dans sa culture. Loin de l’image que l’on peut avoir aujourd’hui de l’Iran, Négar Djavadi nous montre un pays dont les habitants sont cultivés, raffinés, riches d’une histoire millénaire et d’un goût puissant de la liberté, portés par un amour vrai pour la France.
Un courage certain, comme le montrent les parents de Kimiâ, qui vont au bout de leurs convictions : le personnage du père, Darius, qui ne porte sans doute pas par hasard ce nom royal, est particulièrement admirable : journaliste, intellectuel, athée, féministe, il est un véritable héros. Dans le cas de la narratrice, l’amour de la France est un peu déçu, et se pose aussi dans le roman la question de l’exil et de l’intégration : s’intégrer demande, d’abord, de se désintégrer. De devenir Désorientale.
Un magnifique premier roman, à découvrir absolument. Il m’a pas mal rappelé, par certains côtés, la Boussole de Mathias Enard et bien sûr Persepolis de Marjane Satrapi.
En tout cas, pour moi, c’est un coup de cœur !
Désorientale (lien affilié)
Négar DJAVADI
Liana Levi, 2016









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