La promesse de l’aube, de Romain Gary

Y aura jamais une autre femme pour t’aimer comme elle, dans la vie. Ça, c’est sûr.
C’était sûr. Mais je ne le savais pas. Ce fut seulement aux abords de la quarantaine que je commençai à comprendre. Il n’est pas bon d’être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c’est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu’à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu’une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus. Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d’amour, mais vous êtes au courant. Vous êtes passé à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous côtés, il n’y a plus de puits, il n’y a que des mirages. Vous avez fait, dès la première lueur de l’aube, une étude très serrée de l’amour et vous avez sur vous de la documentation. Partout où vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons et vous passez votre temps à attendre ce que vous avez déjà reçu. 

Il y a des auteurs dont on sait qu’ils seront importants, mais qu‘on attend d’être prêt pour les rencontrer : c’est comme les gens, ceux qui comptent arrivent dans notre vie au moment où il faut. Certains découvrent Gary à l’adolescence, d’autres jeunes adultes, moi c’est maintenant que j’ai à peu près l’âge qu’il avait lorsqu’il a écrit cette Promesse de l’Aube.

Je ne peux pas expliquer pourquoi, mais j’ai su que c’était le bon moment lorsque j’ai lu Un certain M. Piekielny de François-Henri Désérable, roman truffé de signes et de synchronicités que j’ai pris comme un signe (lié à autre chose).

Fils unique, sans père, le narrateur est l’objet d’un amour absolu, total et inconditionnel de la part de sa mère, qui sait qu’un grand avenir s’ouvre devant lui, qu’il sera un héros, ambassadeur de France et grand écrivain : c’est cette puissance de l’amour maternel que nous raconte Gary, de son enfance à Vilius/Wilno à la guerre…

Si ce texte a bouleversé des générations de lecteurs, c’est qu’au-delà de l’expérience personnelle il atteint l’universalité de l’expérience humaine, celle d’un amour maternel face auquel aucun autre amour ne peut rivaliser.

Certains passages sont d’une beauté à pleurer (notamment la fin, qui m’a secouée au plus profond de mon être), mais il y a aussi un humour un peu désabusé, une certaine autodérision : comment ne pas aimer ce petit garçon puis cet homme, viril et précaire, extrêmement touchant ? Et cette mère, formidable personnage tout en excès ?

L’enjeu ici, c’est la naissance d’un homme, soutenu par une puissance d’amour que rien ne peut arrêter. C’est aussi la naissance d’un écrivain, et on sait que tout autobiographique qu’il soit, le texte est aussi largement romancé : roi de la mystification et des carabistouilles, Gary considère la vie comme un genre littéraire, et comme tel, elle se doit d’avoir un sens et une cohérence : 

Je croyais fermement qu’on pouvait, en littérature comme dans la vie, plier le monde à son inspiration et le restituer à sa vocation véritable, qui est celle d’un ouvrage bien fait et bien pensé. Je croyais à la beauté et donc à la justice. Le talent de ma mère me poussait à vouloir lui offrir le chef-d’œuvre d’art et de vie auquel elle avait tant rêvé pour moi, auquel elle avait si passionnément cru et travaillé. Que ce juste accomplissement lui fût refusé me paraissait impossible, parce qu’il me semblait exclu que la vie pût manquer à ce point d’art. Sa naïveté et son imagination, cette croyance au merveilleux qui lui faisaient voir dans un enfant perdu dans une province de la Pologne orientale, un futur grand écrivain français et un ambassadeur de France, continuaient à vivre en moi avec toute la force des belles histoires bien racontées. Je prenais encore la vie pour un genre littéraire.

Ecrire, c’est faire de la vie un destin. Quelque chose qui a du sens. Est-ce que, réellement, alors qu’il était enfant, sa mère savait ce qu’il deviendrait ? A-t-elle agi comme un écrivain voyant ? Savait-elle ce qui allait se produire, ou s’agit-il d’une prophétie auto-réalisatrice ? Ou bien une invention de l’écrivain ? Peu importe. C’est là, et c’est beau.

Je me doute que beaucoup d’entre vous l’ont déjà lu. Si ce n’est pas le cas, j’espère que mon article fera signe, et vous encouragera à le rencontrer !

La Promesse de l’aube (lien affilié)
Romain GARY
Gallimard, 1960/1980 (Folio, 1973/2018)

14 réponses à « La promesse de l’aube, de Romain Gary »

  1. Avatar de Zelda zonk
    Zelda zonk

    Lu après avoir vu le film. Les 2 m’ont bouleversée….
    Je m’étais fait une idée fausse du style de Romain Gary et j’ai découvert un merveilleux auteur. Effectivement plein d’auto derision mais aussi d’une réelle profondeur.
    Tu me donnes envie de le relire!

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  2. Avatar de clemencedharville

    Tous les ans, parfois plus, je relis La promesse de l’aube. Texte qui m’a bouleversé, dans tous les sens du terme, qui m’a fait découvrir les autres oeuvres de Romain Gary, qui a changé ma vision du monde et de la vie. Il a été aussi important pour moi que Stendhal, dont Gary est le meilleur disciple. La réponse de Gary à votre question, c’est que le rêve nous construit : le rêve de sa mère lui a montré le chemin à suivre, il s’est conformé à son rêve. Selon Gary c’est le rêve qui nous fait exister, qui nous donner vie et on ne peut aimer sans avoir rêvé l’autre. Toute l’oeuvre de Gary parle du rêve et de l’amour — surtout à partir de sa rencontre avec Jean Seberg. Et particulièrement Les Cerfs Volants et les Enchanteurs. Si ce que vous êtes en train d’écrire traite de l’amour, je vous les recommande chaudement comme documentation 😉

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    1. Avatar de Caroline Doudet (L'Irrégulière)

      Oui, ce que je suis en train traite de l’amour 😉

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  3. Avatar de Mokamilla

    Je suis tombée amoureuse de Gary avec La vie devant soi. J’ai très envie de lire celui-ci.

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    1. Avatar de Caroline Doudet (L'Irrégulière)

      Alors fonce ! Je suis sûre qu’il ne peut que te toucher !

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  4. Avatar de Mumu dans le bocage

    J’avais lu de Romain Gary Les Cerfs Volants que j’avais beaucoup aimé dans le passé mais la promesse de l’aube est dans mon Panthéon de par l’écriture, la construction du récit, les émotions ressenties pendant la lecture….. J’ai vu le film mais il m’a beaucoup moins touché, trop artificiel par rapport au roman. Depuis j’ai dans mes projets de lecture……. de lire La vie devant soi et autres livres de cet auteur.

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  5. Avatar de Miss Zen

    Adolescente, j’avais lu « Les Cerfs Volants » de romain Gary et j’avais adoré et puis bizarrement je n’ai plus rien lu de lui jusqu’à l’année dernière. « La promesse de l’aube » a depuis rejoint la liste de mes livres favoris. J’ai tellement aimé que j’hésite un peu/beaucoup à regarder le film à mettre d’autres images sur celles que les mots ont fait jaillir….

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  6. Avatar de Une femme invisible, de Nathalie Piégay : le mystérieux roman familial de Louis Aragon – Cultur'elle

    […] nous invite donc à nous intéresser à une figure largement oubliée (Aragon n’est pas Gary) : Marguerite Toucas-Massillon, la mère de Louis […]

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  7. Avatar de La vie est-elle un genre littéraire ? – Caroline Doudet

    […] suis retombée récemment sur cette citation de Romain Gary, dans La Promesse de l’aube […]

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  8. Avatar de cora85

    Il faut que je m’y mette !

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  9. Avatar de Un certain M. Piekielny, de François-Henri Désérable – Caroline Doudet

    […] C’est suite à un enchaînement assez improbable d’événements que le narrateur se retrouve à Vilnius devant le 18 rue Jono Basanavičiaus, anciennement 16 rue Grande-Pohulanka, là où vécut Romain Gary enfant, comme il le raconte dans La Promesse de l’Aube.  […]

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  10. Avatar de Une femme invisible, de Nathalie Piégay – Caroline Doudet

    […] nous invite donc à nous intéresser à une figure largement oubliée (Aragon n’est pas Gary) : Marguerite Toucas-Massillon, la mère de Louis […]

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  11. Avatar de La vie est-elle un genre littéraire ? – Caroline Doudet

    […] Je suis retombée récemment sur cette citation de Romain Gary, dans La Promesse de l’aube : […]

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  12. Avatar de L’Origine de nos amours, d’Erik Orsenna – Caroline Doudet

    […] Ce roman, c’est tout d’abord l’exploration d’une relation père-fils comme il en existe finalement assez peu dans la littérature, surtout liée à la thématique amoureuse, et un hommage émouvant au père disparu : s’ils ont longtemps eu une relation distendue, marquée par les incompréhensions, l’auteur et son père se rapprochent autour de ce qui est finalement le sujet essentiel : l’amour. Et j’ai beaucoup aimé ce père, attachant et un peu fantasque, qui a légué à son fils une chose magnifique, le goût des histoires, des « il était une fois » et des carabistouilles que ne renieraient pas Romain Gary. […]

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