Elle n’est pas de ces femmes qui, après avoir été un but, deviennent un lien. On n’en finit jamais de la conquérir, là gît son pouvoir. Elle tire sa force de la représentation qu’elle se fait d’elle-même : un être d’élite, un objet précieux, une créature supérieure. Objectivement, elle est exceptionnelle. Magnétique, irradiant une lumière telle que lorsqu’elle paraît, avec son allure souveraine, le centre de gravité de la pièce se déplace vers elle. Dans ses yeux d’un bleu violent, on se noie. Intelligente, de surcroît, d’une belle intelligence exigeante, son esprit est étendu, parfois piquant, il peut être profond.
Je ne m’étais jamais intéressée à Alma Mahler. Tout au plus j’avais croisé son nom dans certaines lectures, notamment quand je préparais mon voyage à Vienne, et je savais d’elle qu’elle avait été vaguement compositrice, et surtout l’épouse de Gustav Mahler, ce qui est très loin de résumer sa vie. Mais en ce moment, d’une part j’ai toujours un peu de mal avec la fiction, et d’autre part, je suis à nouveau dans mes recherches pour Adèle et j’ai envie de m’imprégner de femmes au destin peu commun. Aussi, lorsque je suis tombée sur la réédition de cette biographie, mon intérêt s’est éveillé.
Alma Mahler est née en 1879 dans une Vienne en pleine ébullition intellectuelle et artistique, et elle-même est issue d’une famille plutôt aisée d’artistes, qui lui donne une solide éducation notamment musicale. A 17 ans, elle rend fou d’amour le peintre Klimt, puis le compositeur Zemlinski, avant d’épouser Gustav Mahler, qui ne sera pas la dernière de ses tocades, loin de là.
A vrai dire, si elle est une compositrice de talent, c’est avant tout sa vie amoureuse que l’on retient, et qui intéresse Françoise Giroud dans cette biographie : Klimt, Zemlinski, Mahler, donc, mais aussi l’architecte Walter Gropius et l’écrivain Franz Werfel, qui seront ses deuxième et troisième mari, ainsi qu’Oskar Kokoshka qu’elle refuse d’épouser, et d’autres.
Que des artistes, et même des génies.
Alma Mahler est un personnage absolument fascinant : alors qu’elle a du talent, elle accepte de se laisser incorporer et vider de toute substance, de renoncer à la création, parce que Mahler l’exige et veut que sa seule activité soit de le rendre heureux. Et même si elle finit par se révolter, et par entreprendre de reconquérir une certaine autonomie, ce ne sera pas tant par l’art que par la séduction. En fait, dans la première partie de sa vie, jusqu’à la mort de Mahler, où elle est très malheureuse et succombe à de nombreuses crises nerveuses, empêchée d’être elle-même, elle m’a beaucoup fait penser à Zelda Fitzgerald.
Finalement, peut-être que la raison d’être d’Alma était là : non pas créer, mais donner aux hommes l’énergie de le faire en leur fournissant le carburant — l’amour, le désir. En cela, elle serait l’incarnation de cet « Eternel féminin » dont Goethe écrit qu’il « Nous attire vers en haut ».
Comme si, privée de son élan créateur par son renoncement initial (Mahler lui a coupé les ailes et elle n’a jamais pu les recoller), elle l’avait déplacé sur les hommes, sans parvenir pour autant à trouver sa place.
Quant à Françoise Giroud, on la sent perplexe sur son personnage. La plume est vive, incisive, féline presque, y affleure par moment une certaine poésie, notamment dans la description magnifique qu’elle fait de Vienne au début du texte, mais surtout sarcastique et ironique. J’ai eu l’impression qu’elle mettait de côté toute l’œuvre créatrice d’Alma Mahler, vu qu’elle en parle somme toute très peu, et en même temps reprochait à Alma d’avoir mis de côté cette œuvre au profit de l’amour. Je l’ai, parfois, trouvée un peu sévère.
De mon côté, j’ai adoré cette découverte d’une femme finalement très énigmatique et haute en couleur, à la vie romanesque et aventureuse, mais sans doute aussi malheureuse.
Alma Mahler ou l’art d’être aimée (lien affilié)
Françoise GIROUD
Robert Laffont, 1988, 2024









Un petit mot ?