Cœur, de Thibault de Montaigu

Je reconnaissais dans ses yeux aveugles le mal qui l’avait rongé toute sa vie, cette fièvre de grandeur, cette maladie d’orgueil, ce désir démentiel de s’élever au-dessus du commun des mortels. Et le pire peut-être est que ce mal, je le sentais remuer en moi aussi à l’écouter s’enflammer de la sorte pour cette histoire. Je l’entendais murmurer dans mes veines comme il avait dû murmurer dans celles de Louis dans sa chevauchée effrénée vers les lignes ennemies.
Ce mal, il me l’avait transmis.

Si j’ai lu ce roman, ce n’est pas du tout parce qu’il était présent sur nombre de premières listes des prix littéraires d’automne, y compris le Goncourt : depuis quelques années, cela me passe au-dessus, et je n’avais même pas connaissance de cette fortune critique lorsque je l’ai commandé. Non, il se trouve que Thibault de Montaigu était début septembre l’invité d’Anne Ghesquière dans son podcast Métamorphose ; je n’écoute pas tous les épisodes, mais le titre m’a interpelée : « Découvrir ses ancêtres pour mieux comprendre qui nous sommes« , et c’est un questionnement qui m’occupe beaucoup. Et après avoir écouté Thibault de Montaigu, je n’avais qu’une envie : lire son roman.

Quelque temps avant sa mort, le père du narrateur lui demande d’écrire l’histoire de Louis, son arrière-grand-père, mort en 1914 dans une charge héroïque de la cavalerie, et dont il vient de lui confier la chevalière, qui se transmet de père en fils. Mais ce projet d’écrire sur son arrière-grand-père ne l’intéresse pas, pour lui il n’y a pas de sujet, et il a un autre livre en tête. Mais tous les écrivains le savent : les livres qui doivent être écrits s’imposent à nous sans nous demander notre avis.

Et c’est d’ailleurs par le biais de ce roman qu’un projet que j’avais mis de côté est revenu s’imposer à moi, mais il est encore beaucoup trop tôt pour en parler.

Ce dont il est question ici, c’est de lignées paternelles, un sujet dont on ne parle finalement pas tant que ça, en tout cas pas de cette manière. Or, je crois qu’il faut parler des hommes et de leurs pères. De cet amour : c’est important pour guérir le monde et tordre le cou au mythe de l’héroïsme, qui est bien un des enjeux de cette enquête. Car le roman de Thibault de Montaigu n’est pas une biographie de Louis, c’est le récit de l’enquête pour trouver le secret de Louis, et mène le narrateur bien plus haut dans la lignée pour débusquer le drame fondateur à l’origine des loyautés invisibles et inconscientes.

En psychogénéalogie, on parle de fantômes, ces ancêtres qui pèsent de tout leur poids sur leurs descendants et les empêchent de vivre pleinement leur vie en les obligeant à reproduire un destin : Les fils sont là pour continuer les pères. Alors se répètent les prénoms, les maladies, les accidents de vies, qui se transmettent comme cette chevalière que l’on se passe de père en fils. Jusqu’à ce qu’il y en ait un qui fasse le travail de recherche et vienne briser la loi des répétitions, libérer la lignée, afin de pouvoir devenir pleinement homme et ne pas transmettre la malédiction à son propre fils. Et ce travail de libération, c’est celui que mène Thibault de Montaigu grâce à l’écriture.

Magnifiquement écrit, parfois poétique, ce texte n’est pas sans rappeler la manière d’Emmanuel Carrère et notamment sa propre enquête Un roman russe. Et il va bien au-delà d’une histoire personnelle et d’une famille particulière : toutes les familles ont des secrets, et les émotions mises en œuvre ici sont universelles. Dans mon cas, comme je l’ai dit, il a eu un effet de synchronicité, et m’a permis de prendre conscience de ce qui se jouait non pas dans ma vie, mais dans celle de quelqu’un que j’aime et qui est justement aux prises avec un fantôme qui l’empêche de vivre pleinement sa vie.

En tout cas, j’ai été profondément émue par ce travail, et j’ai même, à la fin, versé quelques larmes.

Un roman à ne pas manquer !

Cœur (lien affilié)
Thibault de MONTAIGU
Albin Michel, 2024

3 réponses à « Cœur, de Thibault de Montaigu »

  1. Avatar de James Jones

    Très intéressant ce livre. Merci beaucoup pour la découverte ^^

    Il est assez vrai que ces choses-là (vécu, non dit, etc.) se transmettent de génération en génération.
    De part des amies et amis qui m’en ont parlé lors de discussions, c’est un « héritage » dont on se passerait fort bien certaines fois 🧐

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  2. Avatar de L’Origine de nos amours, d’Erik Orsenna – Caroline Doudet

    […] texte, plus autobiographie que roman, aborde un des thèmes qui m’occupent en ce moment : la psychogénéalogie, le transgénérationnel et les lignées […]

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Portrait plan américain d'une femme châtain ; ses bras sont appuyés sur une table et sa maingauche est près de son visage ; une bibliothèque dans le fond

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