L’otium du peuple, de Jean-Miguel Pire

Si l’otium n’existe plus dans notre langue, le besoin qu’il désigne s’impose aujourd’hui avec une force nouvelle. On peut désormais éprouver sans honte le désir d’un temps à soi, pour mieux se connaître, déployer ses facultés, sa créativité, sa lucidité. Un temps qui ne soit pas forcément utile, mais fécond, libéré des contraintes, des intérêts, des ambitions, propice à la réflexion libre, à la curiosité assidue, à la flânerie consciencieuse. Nous pressentons que ce temps gratuit n’est pas futile, car la vie y possède une densité et une authenticité qu’ailleurs on cherche en vain. Nous y découvrons cette part de nous-même capable de nous améliorer, de nous hisser au-delà de nous-mêmes, comme de nous rendre plus disponibles à autrui. Mais n’étant pas nommé dans notre vocabulaire, ce temps-là n’a pas vraiment de consistance. Mal compris, mal défendu, il se lasse facilement confisquer et revendre sur le grand marché du temps de cerveau disponible. alors qu’il est notre meilleure source de résistance à maintes servitudes, le loisir fécond est rangé avec l’oisiveté, dans la zone du superflu.

C’est Grégory Pouy qui, l’autre jour, dans l’épisode de Ressentir dont il était l’invité, m’a mise sur la piste de cet essai, alors même que je terminais la lecture de Résister à la culpabilisation et que j’avais le désir de creuser cette question du lien au travail et à la culpabilisation du temps pour soi. Cela tombait si bien que je n’ai pas manqué de le commander le jour même, et de m’y plonger sitôt reçu.

Le point de départ est celui d’une société en constante accélération, dans laquelle notre temps, s’il est de moins en moins happé par le travail, l’est désormais par l’économie de l’attention. Or, on note aussi le désir d’un temps lent, celui que l’on pourrait consacrer à réfléchir, à imaginer, à contempler, à comprendre, activités émancipatrices que l’on ne sait pas comment nommer. Et puisque ces activités correspondent à ce que les latins nommaient otium, Jean-Miguel Pire propose dans cet essai de réhabiliter aussi bien le mot que ce qu’il désigne. Après avoir étudié la disparition historique de cet otium, il s’intéresse aux origines (grecques) de ce loisir fécond, avant d’aboutir à un appel à la résistance pour le réhabiliter.

Un court essai, qui m’a tellement passionnée et nourrie que j’en ai des pages de notes : on est donc pleinement dans le sujet, lire cet essai s’est avéré pleinement fécond. Il faut dire que je suis plutôt convaincue par les grandes idées qui y sont déployées : la remise en cause de la valeur travail et la nécessité que celui-ci reste à sa place, la nécessité également de revenir au temps long de la réflexion et à un usage du temps qui permette curiosité créativité, présence aux autres et aux choses. Un temps qui permet la construction d’une pensée originale, sortie des dogmes et des caricatures de la pensée unique. Un temps qui n’est pas à vendre.

Néanmoins, beaucoup de choses m’ont dérangée dans cet essai. Ce qui reste fécond : j’aime lire des essais avec lesquels je ne suis pas complètement d’accord, cela me permet de polir ma propre pensée. Et si je suis d’accord avec le principe, c’est la conception même de ce qu’est le loisir fécond pour Jean-Miguel Pire qui a coincé.

D’abord parce que j’ai été gênée par le discrédit jeté sur la sphère émotionnelle, au profit du mental : pour lui, le monde va mal car les gens se désintéressent de l’effort mental au profit de l’émotionnel et qu’il est nécessaire de mettre à distance les émotions. Pour moi, si le monde va mal, c’est justement parce que le mental a pris le pouvoir : les gens sont coupés de leurs émotions, ne savent plus comment les nommer ni comment s’en servir. Alors ici, j’ajouterais bien un long développement sur les polarités masculines et féminines (j’ai bien dit les polarités, pas les genres) mais cet article serait trop long, j’y reviendrai une prochaine fois. Cela dit, ce primat du mental aboutit à un éloge des Grecs de l’antiquité, inventeurs de la philosophie, pour qui les activités spéculatives était placées au-dessus de tout car indispensables au bon développement de la cité, et pour qui la raison est essentielle. Soit, mais j’aurais aimé que l’auteur n’expédie pas dans une note de fin d’ouvrage, en deux lignes, la question des femmes qui n’avaient pas tellement accès à ce loisir fécond et à la skhôlè, n’ayant pas la citoyenneté.

Concernant les Romains, j’aurais quelques nuances : certes, il y a chez eux une valorisation du travail. Mais, dans l’étymologie, le neg-otium qui a donné notre négoce reste bien une négation, une privation de l’otium, ce qui n’est pas spécialement positif. En outre, cela ne concernait pas tout le monde : les patriciens notamment n’aimaient pas tellement l’idée de travailler, et il y a une anecdote sur Sénèque que j’aime beaucoup raconter : alors qu’on lui demandait ce qu’il ferait s’il perdait toute sa fortune et qu’il était obligé de travailler pour gagner sa vie, il avait répondu « et bien ce ne serait pas grave, je me suiciderais, simplement ».

J’ai également été gênée par le discrédit porté sur le développement personnel, basé sur une vision caricaturale et sans aucune nuance : oui, il y a des dérives dans le développement personnel, mais ce qu’il est à l’origine, le processus d’individuation de Jung, est exactement ce qu’il prône : un souci de soi, une quête d’harmonie personnelle indispensable au souci de l’autre et à l’harmonie générale du monde. Le développement personnel, pour moi, consiste à savoir qui on est, ce qui nous importe, quelles sont nos valeurs, et dans quel monde on veut vivre.

Mais ce qui m’a le plus crispée je crois, c’est le rejet de toute forme d’hédonisme, d’oisiveté, de plaisir et j’ai envie de répondre : en quoi c’est mal ? Finalement, Jean-Miguel Pire reste prisonnier d’un ethos religieux qui le conduit à rejeter toute activité qui ne serait pas féconde, adjectif qu’il oppose à utile, opposition qui m’a surtout semblée être de façade. Le loisir fécond devient aussi pénible et contraignant que le travail (et pourtant, vous savez combien j’aime réfléchir et apprendre). Il en retire toute joie. On en revient au discrédit jeté sur les émotions…

Donc une idée intéressante, mais le fondement idéologique ne m’a pas convaincue.

L’Otium du peuple (lien affilié)
Jean-Miguel PIRE
Sciences humaines éditions, 2023

6 réponses à « L’otium du peuple, de Jean-Miguel Pire »

  1. Avatar de James Jones

    Intéressantes vos réflexions sur les sujets, car elles mettent le doigt (ou les doigts) sur les idées « à secouer ».
    Trop de mental, trop de calcul sur les actes, dénature le reste, et comme vous le dites, est devenu un (très gros) problème dans nos sociétés, avec la captation artificielle de l’attention…

    J’aime

    1. Avatar de Caroline Doudet

      C’est ce qu’il me semble !

      Aimé par 1 personne

  2. Avatar de anne kibulskowitz
    anne kibulskowitz

    Je pense que ce livre est en dehors de la réalité. Partout dans le monde (vieille Europe exclue ?), la valeur travail est essentielle et c’est celle qui produit de la richesse. Avoir un avenir meilleur pour ces populations est leur motivation.

    L’avenir n’est pas aux rentiers.

    Aimé par 1 personne

    1. Avatar de Caroline Doudet

      Alors ce qu’il dit, c’est que le travail reste nécessaire pour assurer notre subsistance et notre confort, mais il ne doit pas prendre toute la place.

      Aimé par 1 personne

  3. Avatar de Miss Zen

    J’avais mis ce livre sur ma liste mais je crois que je vais le supprimer…..

    J’aime

    1. Avatar de Caroline Doudet

      Oups… Après il est intéressant quand même malgré mes désaccords !

      J’aime

Répondre à James Jones Annuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Je suis Caroline !

Portrait plan américain d'une femme châtain ; ses bras sont appuyés sur une table et sa maingauche est près de son visage ; une bibliothèque dans le fond

Bienvenue sur mon site d’autrice et de blogueuse lifestyle, sur lequel je partage au quotidien ma manière poétique d’habiter le monde !