Pour une utopie érotique
si les utopies politiques suscitent la méfiance, si elles mènent souvent à la catastrophe sitôt qu’on se pique de les réaliser, gageons qu’une utopie érotique ne peut pas faire de mal — et qu’elle permettra d’explorer et d’approfondir les moments que nous consacrons à l’étreinte, en leur conférant un horizon plus ouvert.
Je suis tombée l’autre jour sur cet essai d’Alexandre Lacroix, dont j’avais déjà lu et apprécié Devant la beauté de la nature, et le sujet m’intéressant follement, je l’ai lu d’une traite. Dans Apprendre à faire l’amour, Alexandre Lacroix vise rien moins qu’une description philosophique complète de l’expérience érotique optimale, autrement dit du bon coup, en courts chapitres qui constituent autant de « leçons de choses » : comme une utopie, il entend nous permettre d’explorer et d’approfondir ces moments que nous passons, des milliers de fois dans notre vie, à faire l’amour.
L’enjeu ? Sortir du Freudporn. En effet, s’appuyant sur la théorie des scripts sexuels élaborée en 1973 par les chercheurs en sociologie John Gagnon et William Simon, et qui nous indique que nos comportements sexuels obéissent à une codification sociale très fine et à des scénarios ne laissant que peu de place à l’improvisation, Alexandre Lacroix montre que notre script hégémonique, que l’on retrouve notamment dans le porno, est hérité de Freud. Le cycle complet, auquel il semble difficile de déroger, se déroule en trois temps : préliminaires, pénétration, orgasme.
Et si, justement, nous dérogions ?
Et pour commencer, si nous envoyions valser cette fameuse notion de préliminaires, inventée par Freud pour désigner toutes les pratiques qui ne relèvent pas de « l’union des organes génitaux » et ne sont acceptables que si elles sont dépassées ensuite pour aboutir au rapport sexuel proprement dit, sinon il s’agit de perversion ? Après tout, comme le dit Alexandre Lacroix, on peut tout aussi bien en faire des intermèdes, voire une pratique en soi, qui se suffit à elle-même, sans avoir besoin de mener vers autre chose. J’ai personnellement beaucoup de goût pour ce que j’appelle les postliminaires…
Par la suite, l’auteur aborde la question de la peau, et d’élargir la cartographie des caresses au-delà de ce qu’on appelle les « zones érogènes », l’usage de la parole, les habitudes et les rites que chaque couple se forge, les préférences, le rythme et l’immobilité, les changements de position qui ne doivent pas être vues comme un exercice de figures imposées mais au contraire un continuum qui permet de changer de point de vue, chaque couple inventant sa propre chorégraphie, la circulation du pouvoir…
Tout un chapitre, absolument passionnant, est consacré aux dialogues des âmes : faire l’amour est-il seulement une affaire de corps, ou d’âme, ou bien peut-on adopter une vision holistique des choses, où ce serait tout en même temps ?
Quant à l’orgasme, toujours unique et différent à chaque fois, il ne devrait peut-être plus constituer la finalité, le but de l’activité sexuelle, car c’est bien cet impératif de jouissance qui est devenu l’un des principaux obstacles à l’expérience du plaisir. Faire l’amour deviendrait alors une finalité en soi, sans ligne d’arrivée.
Finalement, ce que nous propose Alexandre Lacroix dans cet essai lumineux, c’est un autre récit, une autre représentation de l’acte amoureux :
Faire l’amour devrait être envisagé comme une activité privilégiée, où j’engage ce que je suis dans toutes les dimensions, à la fois physique, sensorielle, émotionnelle, sentimentale, intellectuelle et même politique.
Une esthétique de la sexualité, qui en fait une activité créative.
Comme on peut s’en douter, cet essai m’a littéralement passionnée. La théorie des scripts sexuels, notamment, m’a plongée dans des abymes de questionnements métaphysiques, en tant que personne qui pratique l’activité amoureuse, mais aussi en tant qu’autrice. J’ai appris beaucoup de choses, et pas seulement sur l’art de faire l’amour mais aussi sur nombre de concepts philosophiques, d’autant qu’Alexandre Lacroix sait les expliquer avec beaucoup de pédagogie, de légèreté, d’humour et même parfois de poésie.
J’ai eu quelques point de désaccord, notamment sur un passage de Houellebecq qu’il trouve brillamment écrit et que personnellement je trouve vulgaire, mais dans l’ensemble, cet essai pour tout dire brillant m’a stimulée, nourrie et réjouie, à tel point que j’ai eu envie de réfléchir plus avant sur la question dans la prochaine Escale Amoureuse qui paraîtra demain. Pour la recevoir en entier, il vous faudra avoir souscrit à l’abonnement payant, mais je pense que ça vaut le coup !
Apprendre à faire l’amour (lien affilié)
Alexandre LACROIX
Allary, 2022 (Flammarion, Champs Essais, 2023)









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