L’Heure des femmes, d’Adèle Bréau

Mais Menie n’avait-elle pas vu sa carrière exploser à près de cinquante ans ? A une époque où une femme de son âge était « périmée » ? Son exemple me donne une énergie incroyable. Comment ai-je pu en arriver là ? Certes, j’ai connu une histoire d’amour compliquée. Douloureuse, même. Mais je n’en suis pas morte. Et puis je suis en bonne santé, et encore jeune. J’ai accès à la contraception, je peux reprendre des études si j’en ai envie, ouvrir seule un compte en banque, voter comme je le souhaite, louer un appartement, porter un short en ville, me masturber sans avoir peur, parler à un homme dans un bar, coucher avec une femme, faire des rencontres en ligne, avoir un enfant toute seule, écrire un livre.
Oui, en marchant sur le boulevard Saint-Germain, j’ai cette sensation folle que ma vie commence enfin, et qu’elle est pleine de possibilités parce que des femmes comme Menie, et tant d’autres après elle, se sont battues pour ça […] j’ai désormais une armée de combattantes invisibles derrière moi, et je ne suis plus seule.

Je ne sais plus ce que je cherchais lorsque je suis tombée sur ce roman. J’avais déjà lu d’Adèle Bréau L’odeur de la colle en pot mais ce que je ne savais pas, c’est qu’elle était la petite fille de Menie Grégoire, sur laquelle d’ailleurs je ne savais pas grand chose. Pas rien : je connaissais son nom, j’avais entendu parler de son émission, mais c’est à peu près tout. Et j’ai eu naturellement envie d’en savoir plus, d’autant que le sujet me semble particulièrement essentiel en ce moment.

Elevée par une mère stricte et bigote, à cheval sur les devoirs et la place des femmes, Menie, de son vrai prénom Marie, est en 1967 une grande bourgeoise, épouse d’un haut fonctionnaire très en vue, mais aussi journaliste à ELLE. En 1968, on lui propose une émission de radio, dans laquelle elle donne la parole aux femmes, et qui fera d’elle une grande figure du féminisme. Parmi ces femmes, Mireille et Suzanne, deux sœurs dont elle va changer la vie. En 2021, Esther, qui sort d’une relation abusive et cherche à se reconstruire, est chargée par une maison d’édition de constituer un dossier documentaire sur cette femme malheureusement un peu oubliée.

Il ne s’agit pas d’une biographie de Menie Grégoire, même si de larges chapitres sont consacrés à sa vie et que l’on peut supposer, malgré les changements de noms, qu’ils sont assez fidèles à la réalité : il s’agit bien d’un roman, qui s’étale sur plusieurs décennies, et qui montre comment des femmes, portées par la figure de Menie, ont repris leur vie et leur destin en main.

Et c’est peu dire que j’ai été littéralement passionnée à la fois par la figure hautement délectable de Menie Grégoire et son féminisme que l’on pourrait qualifier de pragmatique, et les femmes mises en scène dans le roman, que ce soit Mireille et Suzanne, des femmes écrasées par le patriarcat qui se libèrent peu à peu grâce à Menie et à son émission, ou Esther, figure de l’écrivaine, qui se passionne pour le sujet, plonge dans les archives et écrit un livre.

Ce n’est pas pour autant une lecture facile : émaillé de lettres réelles, et pas toujours élogieuse, le roman, tout comme l’a fait Menie, donne la parole aux femmes et à leurs souffrances : pauvreté, viols, violences, maternités à répétition et souvent non désirée, sexualité vue comme un devoir, absence non seulement de perspectives mais de connaissances sur les sujets essentiels. Elles-mêmes d’ailleurs résistent à l’idée qu’un homme puisse donner le biberon, ne parlons même pas de changer les couches, elles ne savent rien de la contraception, ni d’ailleurs de la manière dont on fait les enfants, et l’avortement est interdit jusqu’en 75. Personne ne s’en préoccupe, personne ne leur donne la parole, personne ne les écoute, jusqu’à Menie, dont elles écoutent l’émission souvent en cachette et qui fait figure de sorcière, car elle ose lever les tabous sur lesquels fonctionne la société. On notera d’ailleurs que certains problèmes mis en évidence par Menie ont été replongés sous le tapis jusqu’à #metoo. Et qu’on voudrait bien les remettre sous le tapis.

Et certains passages m’ont mise dans une colère profonde : ce que ces femmes ont vécu, et en particulier la situation de Mireille au début et qui m’a rappelé ma grand-mère maternelle (qui n’a pas eu la chance de se libérer et a vécu l’enfer jusqu’au bout avec un mari qui était une ordure), les torrents de boue déversés sur Menie par des attardés refusant aux femmes de sortir de la cage dans laquelle on les avait mises, refusant la contraception, l’avortement, l’épanouissement et le plaisir. Alors même que comme le montre l’histoire de Mireille, lorsque les femmes ne sont plus considérées comme des serpillères et des poules pondeuses, tout le monde est plus épanoui et plus heureux, y compris les hommes.

Bien sûr, je n’ai rien découvert, j’avais bien conscience de tout cela et j’ai déjà fait des recherches sur le sujet, mais ce qui me met en colère, profondément en colère, c’est que malgré tout, certains aujourd’hui continuent de se battre contre les femmes, contre leurs droits les plus fondamentaux. Y compris des femmes, d’ailleurs. Et c’est pour cela que ce roman me semble absolument essentiel, et à mettre dans toutes les mains !

L’Heure des femmes (lien affilié)
Adèle BREAU
Lattès, 2023 (Livre de poche, 2024)

2 réponses à « L’Heure des femmes, d’Adèle Bréau »

  1. Avatar de Miss Zen

    Tu me donnes très très envie de découvrir ce livre. Merci.

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    1. Avatar de Caroline Doudet

      Tu verras il est formidable !

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Portrait plan américain d'une femme châtain ; ses bras sont appuyés sur une table et sa maingauche est près de son visage ; une bibliothèque dans le fond

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