Quand elle y réfléchissait – et elle y réfléchissait de plus en plus –, elle n’avait réussi à penser à elle qu’en termes de ce qu’elle n’était pas. De ce qu’elle n’avait pas réussi à devenir. Et à vrai dire, il y avait tout un tas de choses qu’elle n’était pas devenue. C’étaient des regrets qu’elle se répétait en boucle. Je ne suis pas devenue championne olympique de natation. Je ne suis pas devenue glaciologue. Je ne suis pas devenue la femme de Dan. Je ne suis pas devenue mère. Je ne suis pas devenue la chanteuse des Labyrinthes. Je n’ai pas réussi à devenir une véritable bonne personne ni à être vraiment heureuse. Je n’ai pas réussi à m’occuper de Voltaire. Et maintenant, à la toute fin, elle n’avait même pas réussi à devenir morte. C’était pitoyable, vraiment, la quantité de possibles qu’elle avait gâchés.
Je ne sais plus du tout où j’avais entendu parler de ce roman, mais, compte-tenu de ma fascination pour le multivers et les réalités alternatives, il était noté en haut de ma liste, et je n’en ai fait qu’une bouchée.
Imaginez : s’il existait une bibliothèque, que l’on atteint lorsqu’on est au seuil de la mort, et qui contient les livres des vies que l’on n’a pas vécues, que l’on pourrait alors essayer ?
C’est ce qui arrive à Nora. A la fin d’une journée particulièrement mauvaise dans une vie qui la rend malheureuse, elle tente de mettre fin à ses jours, et est accueillie dans la bibliothèque de Minuit par la bibliothécaire de son école. Après lui avoir fait lire son livre des regrets, celle-ci lui propose de partir en quête d’une vie dans laquelle, ayant fait d’autres choix, elle serait heureuse. Si elle avait épousé Dan ? Si elle avait continué la natation et était devenue championne olympique ? Si elle n’avait pas renoncé à la musique et était devenue une rock star ? Si elle était devenue glaciologue ? Et toutes ces vies auxquelles elle ne pense pas mais qui étaient possibles ? Nora voyage donc de vie en vie, de réalité alternative en réalité alternative, effaçant ses regrets, et cherchant ce qu’est une vie heureuse.
Me connaissant, vous vous doutez bien que cette lecture m’a plongée dans des abîmes de questionnements métaphysiques : quels sont mes regrets, et quelles vies je voudrais visiter ? Et j’ai fini par en arriver à la conclusion que j’adorerais les visiter toutes, voyager de vie en vie et changer chaque jour (moi qui m’ennuie à périr en ce moment, ce serait le rêve). Qu’est-ce que j’aurais pu être ? Journaliste ? Photographe ? Avocate ? Mariée avec des enfants ? Et est-ce que cela me conviendrait davantage ?
Evidemment, le roman est le support d’une réflexion métaphysique : basé sur la théorie quantique des multivers et des réalités alternatives (nous vivons dans un univers possible mais il en existe une infinité d’autres, parallèles, où nous avons faits d’autres choix) et la métaphore du jeu d’échec (une partie n’est jamais perdue avant la fin), il nous pousse justement à nous interroger : qu’est-ce qu’une vie heureuse ? Et l’enjeu est finalement de comprendre qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais chemin, simplement des chemins que nous devons assumer – notamment parce que, contrairement à Nora (sauf si nous sommes écrivain), nous n’avons pas la possibilité d’explorer les autres chemins possibles, afin de voir si nous avons fait ou non le bon choix, car certains choix qui nous apparaissent meilleurs ne l’étaient pas. Il y a aussi cette idée que nos expériences nous transforment, et que si nous avions vécu une autre vie, nous ne serions pas la même personne.
Et j’avoue que c’est là que j’ai tiqué un peu. J’ai adoré ce roman, je l’ai lu d’une traite, mais j’ai trouvé certaines choses un peu « faciles ». Alors d’abord, d’un point de vue théorique : je ne crois pas que les possibilités soient infinies, et je suis convaincue que même s’il y a des chemins différents, certaines étapes sont fixes (certaines rencontres notamment se font, quels que soient les choix que l’on fait). Et ensuite, je ne crois pas que les regrets existentiels s’effacent comme ça d’un tour de passe-passe. Je regrette également qu’un fil narratif n’ait pas été pleinement exploité.
Après, cela reste des réserves très personnelles, fruits de mes réflexions sur le sujet depuis de nombreuses années et qui sont à la base du projet Adèle : cela reste un roman très intéressant, plein d’émotions, avec une héroïne attachante, et qui se lit vite tant il est prenant !
La Bibliothèque de Minuit (lien affilié)
Matt HAIG
Traduit de l’anglais (Angleterre) par Dominique Haas
Mazarine, 2022 (Livre de poche, 2023)









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