L’amour, sous tous ses aspects, tel que l’ont décrit et compris les sages, les artistes, les philosophes, et sur lesquels les gens ordinaires ont fantasmé, semble avoir perdu son pouvoir d’enchantement du monde, en se repliant dans les stratégies du simulacre, les jeux égoïstes de la séduction, et le besoin de rester cool, offert par l’abondance vertigineuse de tous les possibles.
En musardant il y a quelque temps dans une solderie, je suis tombée sur ce petit essai dont le titre, assez provocateur, m’a intriguée, et comme l’amour est mon sujet, j’ai eu envie de me pencher sur la question. Et sa réponse : le baiser est-il réellement en train de disparaître ?
Dans cet essai, Zorica Tomić, philosophe et professeure de communication et de philologie à Belgrade, part du constat de la pénurie de contact chez ses étudiants, d’un affaiblissement des liens et de la difficulté de plus en plus grande à faire des rencontres amoureuses, dans un monde où tomber amoureux serait devenu désuet. Le baiser notamment, symbole du lien amoureux, serait de moins en moins présent dans la réalité. Elle se lance donc dans une grande enquête sur le sujet, qui aboutit à cet essai qui aurait pu s’appeler « miscellanées sur le baiser » tant il regorge d’informations en tout genre : les origines possibles du baiser, les conséquences physiologiques d’un baiser et son conditionnement par la culture, sa dimension spirituelle, ses bienfaits, sa condamnation morale, le rôle de l’oralité dans la sexualité humaine, les baisers les plus célèbres et les différents types de baisers…
Ici, les faits et les informations historiques, scientifiques, les anecdotes et les listes amusantes alternent avec les analyses, souvent brillantes et passionnantes : saviez-vous par exemple que, durant sa vie, une personne passe en moyenne 20000 minutes à embrasser ? J’ai donc appris beaucoup de choses, et certains développements m’ont vivement intéressée. J’ai néanmoins trouvé par moments Zorica Tomić un brin moralisatrice voire réactionnaire dans sa manière de considérer la société actuelle, et notamment la question de la solitude (mon grand sujet du moment, auquel j’ai consacré ma dernière Escale Poétique), la plaçant plus du côté du narcissisme que de l’émancipation. Et j’ai souvent trouvé que ses analyses étaient culturellement marquées, et pas toujours « justes » lorsqu’elle parle de l’Occident.
Pour autant, la fin de l’essai m’a beaucoup questionnée, car elle a rejoint mes recherches actuelles : elle y analyse, dans la culture occidentale, le refoulement du dionysien et la suprématie de l’apollinien, qui se traduit par la domination du sens de la vue.
Dans sa tension permanente entre nature et culture, l’humanité apollinienne, avec la découverte de la philosophie, de la théorie et enfin de l’analyse, fera de ce sens [la vue] – le moins sensitif de tous – l’organisateur principal de l’expérience et de l’univers symbolique humain, dont la catégorie de l’esthétique est l’une des fonctions cardinales
Cette hiérarchisation des sens, qui date d’ailleurs des Grecs, je l’ai analysée dans ma thèse et dans mon Invitation à un voyage sensoriel, et elle me semble en effet primordiale pour comprendre ce qui cloche dans notre monde, et notamment l’opposition entre une pulsion païenne, qui fait de plus en plus retour aujourd’hui, et les carcans moraux dans lesquels la société à longtemps été enfermée. Car c’est finalement dans la sexualité que ce résout l’opposition entre les deux tendances :
La sexualité est cette partie dionysienne, naturelle, animale ou démoniaque en nous que le principe apollinien tend à cultiver, canoniser, inhiber.
C’est donc le principe de vie, amoureux et sexuel, qu’il faut cultiver, exalter, et je reste beaucoup moins pessimiste que l’autrice !
Le baiser en voie de disparition ?
Zorica TOMIC
Traduit du serbe par Vladimir André Cejovic
L’Âge d’homme, 2013









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