Journal d’Anaïs Nin, 1939-1944

En amour ce n’est jamais pareil. Ce qui se passe à l’intérieur n’est jamais pareil, tout comme cette musique qui change à chaque instant. En amour il y a un million de variations, un million de nuits, un million de jours, de contrastes dans les humeurs, les textures, les caprices, un million de gestes colorés par l’émotion, par la tristesse, la joie, la crainte, le courage, le triomphe, par des révélations qui approfondissent le sillon, des créations qui agrandissent ses dimensions, affutent ses pénétrations. L’amour est assez vaste pour inclure une phrase lue dans un livre, la forme d’une nuque aperçue et désirée au milieu d’une foule, un visage aimé et désiré vu à la fenêtre d’un métro qui passe, assez vaste pour inclure un amour passé, un amour futur, un film, un voyage, une scène de rêve, une hallucination, une vision. Faire l’amour par une nuit d’hiver est différent de faire l’amour par une nuit d’été, sous une tente, ou sous un arbre, avec ou sans couverture, sous une douche, dans le noir ou à la lumière, dans la chaleur ou le froid.

Encore Anaïs Nin ? Oui, et je pense d’ailleurs que mon objectif de lire l’intégralité de son journal sera atteint bien plus tôt que prévu, non pas parce que je ne lis que ça, mais parce qu’à partir du volume dont je vous parle aujourd’hui, il n’existe que la version revue et corrigée, et surtout expurgée, par l’autrice, ce qui fait que chaque volume fait environ 400 pages là où la version non expurgée en fait plus de 1500 (et plus denses, ai-je eu l’impression). Après celui-ci, il m’en reste donc quatre à dénicher et à lire. Ce qui sera fait sous peu.

Evidemment, le fait qu’il s’agisse d’une version expurgée n’a pas manqué de me frustrer car on sent bien qu’elle s’autocensure sur de nombreux sujets, et notamment sa vie amoureuse et sexuelle dont nous ne saurons plus rien, et cela crée même des points aveugles lorsqu’il est question d’Henry Miller ou de Rango (en réalité Gonzalo More, qu’elle a rebaptisé par souci d’anonymat). La préface (qui date de 1971) parle d’amitiés solides, nous savons bien, nous, que ce n’est pas le cas, mais nous n’avons plus accès à l’intime : si Anaïs Nin continue de correspondre avec Henry qui parcourt les Etats-Unis, nous sentons bien que la relation n’est plus la même, et on sait par ailleurs qu’ils ont rompu, mais dans le journal on n’en apprend pas plus. De même, Gonzalo/Rango est très présent, mais sont-ils encore amants, on ne sait pas. Hugh, lui, disparaît totalement, sans qu’on sache ce qu’il devient, sinon la mention au détour d’une page de son nom d’artiste Ian Hugo.

Cela peut paraître de la curiosité malsaine, mais il me semble que cette intimité et cette sincérité de la version non expurgée font tout le sens de l’œuvre du journal, dont nous n’avons ici qu’une infime partie, celle qu’elle a bien voulu dévoiler, la surface, quand la version complète nous faisait plonger dans les profondeurs de l’océan. Et c’est d’autant plus frustrant de se trouver privé d’accès à cette source vivifiante : on sent qu’il manque quelque chose, ce qui n’était pas le cas des premiers lecteurs lorsque ce volume est sorti.

Mais un autre intérêt naît alors : celui de l’écriture elle-même. Les choix opérés, le travail stylistique, qui font de la matière brute une œuvre, et mettent en évidence le talent d’analyse de l’autrice. Et son talent d’écriture, évidemment.

Dans ce volume, elle a fuit la guerre, et se retrouve à nouveau à New-York, dont elle déplore la sécheresse et le caractère étriqué : elle ne s’y sent plus chez elle. Ce qui est amusant, c’est qu’à son arrivée à Paris, elle déplorait l’atmosphère sensuelle et érotique de la ville : c’est désormais ce qui lui manque, avec « la vie de café » et le bouillonnement intellectuel, et l’Europe lui manque d’autant plus que l’Amérique ne veut pas de ses œuvres. Elle essuie refus sur refus, ce qui lui donne le sentiment d’étouffer, et la pousse à acheter une presse à imprimer pour publier elle-même son travail. On pourrait appeler ça de l’autoédition, mais en beaucoup plus complexe car la presse impose un travail physique qu’elle trouve très intéressant.

A cours d’argent, c’est l’époque où elle commence à écrire des textes érotiques de commande pour un mystérieux collectionneur, ce qui la conduit à analyser ce qui fait pour elle la bonne littérature érotique, qu’elle considère ne pas exister aux Etats-Unis, contrairement à la France. Au commanditaire qui veut qu’elle et ses amis suppriment toute poésie et toute émotion des textes pour ne conserver que le sexe clinique, que l’on pourrait appeler pornographie, elle oppose sa vision charnelle et vivante :

[je refuse] le sexe clinique, dépourvu de toute chaleur amoureuse, de l’orchestration de tous les sens : le toucher, l’ouïe, la vue, le goût, tous les accompagnements euphorisants, fonds sonores de musique, humeurs, atmosphères, variations.

Bref : ce qui fait sa personnalité d’autrice érotique.

Elle analyse aussi finement le rôle de l’artiste, et ce qui traverse toute son œuvre : le conflit, chez elle, entre l’écrivaine et la femme, son asservissement à l’amour qui la conduit à se mutiler, se diminuer, pour ne pas faire peur aux hommes – ainsi qu’une dimension sacrificielle, qui la pousse à tout donner, même ce qu’elle n’a pas. Le tout est vu à l’aune de l’astrologie, et toujours de la psychologie des profondeurs, avec de passionnantes analyses visiblement influencées par la lecture de Jung.

Et bien sûr, ce qui a fait la célébrité des journaux (mais qui n’est pas ce que je préfère) : les portraits au vif des gens qu’elle rencontre (et il y en a beaucoup, plus ou moins célèbres).

L’ensemble est donc passionnant, j’ai pris des pages et des pages de notes, eu une multitude de nouvelles idées (dans tous les sens : il me reste à trier et à classer). Mais, tout de même, j’aurais aimé la version non expurgée.

Journal 1939-1944
Anaïs NIN
Traduction de Marie-Claire Van der Elst revue et corrigée par l’auteur
Stock, 1971

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