Fille, de Camille Laurens : le roman du féminin

Tu es une fille. Ce n’est pas un drame non plus, tu vois. Tu as les yeux bridés mais on n’est pas en Chine. On n’est pas en Inde. En Inde, « c’est une fille » est aujourd’hui une phrase interdite. Dire « c’est une fille » avant la naissance est passible de trois ans de prison et de dix mille roupies d’amende : on n’a plus le droit de demander ou de pratiquer une échographie pour voir le sexe de l’enfant et avorter en conséquence car trop de filles disparaissent ; à force de les étouffer dans l’œuf, il y a des villages entiers d’hommes célibataires. A force de liquider les filles, ils ne trouvent plus d’âmes sœurs. Avant l’invention de l’échographie, on les tuait à la naissance. Si tu étais née en Inde ou en Chine, tu serais peut-être morte. A Rouen tout va bien. On t’aime quand même.

Le nouveau roman de Camille Laurens, qui interroge ce que c’est qu’être « une fille », de la naissance à l’âge adulte, comment on se construit, tombe parfaitement bien par rapport à mes sujets de réflexion actuels (qui l’eût cru ?).

« C’est une fille ». Les premiers mots qu’elle entend, même si elle ne les retient pas. C’est même encore une fille, elle a une soeur aînée et ses parents auraient (comme tout le monde) préféré un garçon. Est-ce qu’elle sent leur déception, même s’ils disent qu’une fille, « c’est bien aussi » ? Peut-être. En tout cas, Laurence Barraqué est une fille, née et grandie à Rouen dans les années 60 : qu’est-ce que c’est, alors, être une fille ? Qu’est-ce que cela implique, comme expérience ?

Ce roman m’a à la fois passionnée et bouleversée. Camille Laurens entreprend ici de sonder le mystère de l’altérité, la différence/séparation des sexes, comment elle s’apprend dans l’enfance, comment on donne (comment on a longtemps donné) aux petites filles le sentiment de leur insuffisance : une fille c’est bien aussi, certes, mais enfin, un garçon, c’est mieux. Le début est assez drôle, touchant et naïf : Camille Laurens se met à hauteur d’enfant pour ses observations, et cela fait souvent sourire. Pas longtemps : les expériences qui suivent sont empreintes de violence. Une agression incestueuse qu’il faut taire, et qui bouleverse toute sa sexualité à venir, ses fantasmes, la découverte du plaisir et de son corps avec la masturbation, la quête du désir et de l’amour. Puis vient l’expérience de la maternité et c’est à nouveau une violence…

Toujours, dans ses explorations, Camille Laurens se tient à distance : le pathos est absent même si les drames sont extrêmes. Toujours, aussi, elle s’attache aux mots, à la langue, à son fonctionnement. Et bien sûr, au-delà des expériences particulières, ce roman ne peut que toucher certaines parts de nous. Et c’est ce qui le rend essentiel !

Fille
Camille LAURENS
Gallimard, 2020

Celle que vous croyez, de Camille Laurens

Je suppose que tu vas me trouver folle, mais souvent j’ai fait l’amour pour pouvoir écrire, enfin je faisais l’amour pour faire l’amour, mais il n’y a jamais eu de grande différence pour moi entre le désir et le désir d’écrire — c’est le même élan vital, le même besoin d’éprouver la matérialité de la vie.

J’avais été diversement convaincue par ce que j’avais lu jusqu’à présent de Camille Laurens. Mais ce roman là, je voulais absolument le lire — essentiellement, je l’avoue, pour le petit passage que j’ai mis en exergue et qu’on a cité un peu partout, et qui fait profondément écho en moi tant je le trouve d’une grande justesse.

Dans un hôpital psychiatrique, une femme se confie à son psychiatre. Elle s’appelle Claire, elle a 48 ans et est maître de conférence en littérature comparée. Pour surveiller son amant Jo, elle s’est liée sur Facebook avec un de ses amis, Chris, à l’aide d’un faux profil, celui d’une jeune femme de 24 ans, photo à l’appui. Mais, très vite, Claire est tombée amoureuse de Chris et réciproquement, et s’est posée alors la question de son mensonge...

Avec beaucoup d’acuité et un certain humour désabusé, Camille Laurens interroge dans ce roman la place de la femme de 50 ans sur le marché de la séduction et du désir, sous la forme d’une sorte de flux verbal qui peut passer pour bizarrement écrit mais qui, au final, parvient très bien à disséquer les liens à travers les réseaux sociaux, les identités virtuelles, la construction de soi et les moi multiples.

Finalement, ce que l’on construit, c’est une sorte de personnage de roman malléable selon nos désirs, à la fois nous et autre.

L’humour est souvent cynique et cruel, et d’autant plus ironique (et presque tragique) que ce qu’elle dit sur cette espèce de date de péremption des femmes est malheureusement très vrai.

C’est passionnant voire brillant, et pourtant ce n’est que la partie émergée de l’iceberg : très vite, de petits indices viennent semer le trouble, le doute, et le lecteur attentif comprend qu’on est un peu en train de se jouer de lui.

Car ce qui est véritablement en jeu dans ce texte, c’est l’écriture, la création littéraire, les liens entre le réel et la fiction (problématique qui hante le roman contemporain) et l’écriture et le désir. La langue se fait charnelle, habitée par ce désir qui circule, et Camille Laurens nous offre de sublimes pages sur cette pulsion de vie qui est à la fois celle de l’eros et de l’écriture.

Lumineux !

Celle que vous croyez (lien affilié)
Camille LAURENS
Gallimard, 2016

Dans ces bras-là, de Camille Laurens

Un livre sur les hommes

Ce serait un livre sur les hommes, sur l’amour des hommes : objets aimés, sujets aimants, ils formeraient l’objet et le sujet du livre. Les hommes en général, tous – ceux qui sont là sans que jamais l’on sache autre chose que leur sexe : ce sont des hommes, voilà tout ce qu’on peut en dire -, et les hommes en particulier, quelques uns. Ce serait un livre sur tous les hommes d’une femme – père, grand-père, fils, frère, ami, amant, mari, patron, collègue…, dans l’ordre ou le désordre de leur apparition dans sa vie, dans ce mouvement mystérieux de présence et d’oubli qui les fait changer à ses yeux, s’en aller, revenir, demeurer, devenir.

Après avoir lu L’Amour, roman, qui m’avait pourtant laissée assez perplexe, j’étais curieuse de découvrir d’autres récits de Camille Laurens, et notamment celui-ci. Je pressentais en effet qu’il y avait dans ces écrits quelque chose qui me donnerait peut-être une clé, ou en tout cas un indice, bref, que cela me parlerait. Et autant le dire tout de suite : j’ai eu raison !

Dans ce texte, la narratrice commence un nouveau roman. Un « carnet de bal », où elle évoque tour à tour tous les hommes passés dans sa vie, puisque depuis toujours les hommes sont l’unique objet des ses préoccupations : l’éditeur, le père, le mari s’invitent ainsi, au milieu d’autres, dans cette danse.

Dans le même temps, elle a le coup de foudre pour un homme aperçu dans la rue, et qu’elle n’a pas pu s’empêcher de suivre… l’homme se révélant après enquête psychanalyste, elle commence des séances.

Je pense que ce roman est tombé à un bon moment. D’abord parce que depuis que j’avais lu l’autre, je m’étais renseignée plus avant sur l’auteur et sur l‘autofiction, et j’ai donc pu y entrer plus facilement. En outre, la réflexion qu’elle propose, d’un point de vue personnel, tombe à pic  (mais le hasard existe-t-il ?). D’ailleurs, je n’ai pu m’empêcher de remarquer certaines similitudes entre ce texte et mon propre roman, sans que ce soit voulu.

Une déclaration d’amour aux hommes

Ce livre est une sorte de déclaration d’amour aux hommes, à la virilité. Elle aime passionnément les hommes, et de ce texte les femmes sont les grandes absentes. Les hommes : son père, son grand-père, son premier amour, son mari, ses amants, son fils mort à la naissance.

Cette litanie des sujets masculins, entrelacée avec les séances chez le psy, permettent de varier les registres : comique à l’occasion, tragique parfois, lyrique souvent, avec de magnifiques aphorismes sur l’amour : « attendre quelqu’un, n’est-ce pas un moyen d’être avec lui ? » ou sur la vie : « il y a de ces coïncidences qui, dans un roman, paraîtraient pénibles mais qui, dans la vie, répondent à une nécessité dont personne ne s’étonne« .

Et la force de Camille Laurens, c’est justement de parvenir à mêler comme cela la gravité et la légèreté, et de donner à lire un texte éminemment sensuel, voire charnel. On le lui a d’ailleurs reproché. Je me souviens d’un article où elle évoquait la lettre d’une lectrice l’accusant, en gros, d’outrage aux bonnes mœurs : vous aimez trop les hommes, vous êtes une salope.

Du reste, ce roman, qui a obtenu le prix Femina et le Renaudot des lycéens en 2010, a aussi été beaucoup apprécié de la critique, n’en déplaise aux fâcheux !

Bref, une lecture que je vous recommande chaudement, bien évidemment !

Dans ces bras-là (lien affilié)
Camile LAURENS
POL, 2000 (Folio, 2002)

L’amour, roman de Camille Laurens

Qu’est-ce que l’amour ?

Ce pourrait être une définition de l’amour, celle de Flaubert : la curiosité. Etre, soudain, tellement curieux de quelqu’un, fou curieux. Connaître l’autre, co-naître, naître au monde avec lui, tel est l’unique projet. La phrase la plus éloignée de l’amour, ce ne serait pas « je te hais », mais « je ne veux pas le savoir ».

Comme vous le savez, l‘amour est mon sujet, voire mon fond de commerce. Aussi le titre de ce livre m’a-t-il interpellée, et je me suis dit qu’il devait nécessairement correspondre à mes envies. Sur ce point, je ne me suis pas trompée, puisqu’en effet le sujet central de ce récit est bien l’amour.

Mais comment le résumer ? La narratrice, « je », qui est sans doute aussi jusqu’à un certain point (mais alors lequel ?) l’autrice, se demande ce que c’est que l’amour, comment on sait qu’on aime, et part à la recherche de l’essence de l’amour. « D’où vient l’amour en moi ? », se demande-t-elle, interrogeant tour à tour son histoire familiale, celle de son arrière grand-mère, de sa grand-mère, de sa mère, et de son couple qui se délite, et les textes littéraires et notamment les maximes de La Rochefoucault.

Impossible définition

Alors, je dois avouer que ce récit m’a laissée profondément perplexe, et que je suis bien en peine de dire si j’ai aimé ou non. Il m’a globalement intéressée, surtout lorsque Camille Laurens interroge la littérature à la recherche d’une définition, de toute façon impossible, du sentiment amoureux. Parfois, c’est lumineux.

Mais souvent, je me suis perdue.

D’abord parce que, de manière générale, c’est assez pessimiste, le sous-titre pourrait être « les histoires d’amour finissent mal, en général », et merci mais je n’ai guère besoin de pessimisme sur la question, en ce moment.

Surtout j’ai trouvé l’œuvre assez brouillonne, elle tourne autour du pot, ne raconte pas vraiment d’histoire mais n’est pas un essai non plus, elle parle d’amour mais finalement, l’amour, on ne le voit pas beaucoup.

Enfin, j’ai eu du mal à positionner cet ouvrage sur le plan générique : ce n’est pas un roman, c’est clair, mais ce n’est pas non plus une autobiographie, c’est peut-être de l’autofiction, bref on ne sait pas trop et ce flou artistique m’a un peu gênée, d’autant que l’autrice/narratrice (mais jusqu’à quel point est-ce elle, puisqu’elle écrit sous pseudonyme) ne cesse de faire référence à ses autres œuvres, notamment Philippe, que je n’ai pas lu, et j’ai eu l’impression qu’il me manquait des clés.

Donc un bilan en demi-teinte, qui me donne néanmoins envie de lire d’autres récit de cette autrice, car j’ai cependant aimé l’écriture et la grande érudition sous-jacente, et je voudrais savoir ce que j’ai loupé…

L’Amour, roman (lien affilié)
Camille LAURENS
POL, 2003 (Folio, 2003)