La classe de neige, d’Emmanuel Carrère : l’ogre dévoreur d’enfants

La maîtresse reconnut qu’on ne pouvait pas en être certain, hélas. Elle pouvait seulement dire qu’on était très pointilleux sur la sécurité, que le chauffeur conduisait prudemment et que des risques raisonnables faisaient partie de la vie. Pour être absolument certains que leurs enfants ne soient pas écrasés par une voiture, il faudrait que les parents ne les laissent jamais sortir de la maison ; et encore, ils n’y seraient pas à l’abri d’un accident avec un appareil ménager, ou simplement de la maladie. Certains parents admirent la justesse de l’argument, mais beaucoup furent choqués par le fatalisme avec lequel la maîtresse l’exposait. Elle souriait même en disant cela. 

Je suis allée une fois en classe de neige, quelque part en Auvergne ou par là-bas. Je n’en garde pas un très bon souvenir : d’abord il n’y avait pas de neige, et le seul jour où il n’y en a eu, je me suis blessée au genou. Je ne suis jamais remontée sur des skis depuis, et je crois bien que de toute façon je ne serais guère douée pour cette activité, qui demande un certain sens de l’équilibre, et l’équilibre, c’est chez moi comme ce qu’on appelle la raison : sous-développé. Cela étant dit, j’avais très envie de découvrir enfin Emmanuel Carrère dans le registre de la fiction, notamment avec ce roman sur lequel j’étais tombée par hasard (enfin, façon de parler) l’autre jour.

Nicolas est un enfant à part, isolé et moqué par les autres autant qu’il est surprotégé par ses parents. Ce séjour en classe de neige, en collectivité, s’annonce donc, dès le départ, comme une épreuve pour lui, épreuve qui se transforme en cauchemar.

Un roman prodigieusement angoissant, parfaitement mené, dans lequel on reconnaît parfaitement la manière de Carrère, ses obsessions et notamment celle pour le tragique du fait divers, et qu’il est passionnant de lire à la lumière de ses œuvres ultérieures, car tout y est déjà en germe. De fait, L’Adversaire plane déjà sur ce roman qui en constitue presque une première pierre.

Mais c’est aussi un extraordinaire roman initiatique de la transformation et du passage à l’âge adulte. Ecrit à hauteur d’enfant, puisque le point de vue adopté est celui de Nicolas même s’il est écrit à la troisième personne, il fonctionne comme un conte. Cruel, mais un conte. De fait j’ai, encore une fois, beaucoup réfléchi à ce roman à travers le prisme de Femmes qui courent avec les loupsJe sais, cela devient une manie, mais je ne crois pas me tromper même si Carrère ne pouvait pas l’avoir lu, mais comme je l’ai déjà dit, la force des génies est de comprendre intuitivement des choses qui n’ont pas encore été clairement formulées. Nicolas est un garçon mais cela ne change rien au propos : c’est un enfant étouffé, empêché, sur la psyché duquel plane un grave danger : barbe-bleue, ogre dévorant, qui l’empêche d’être lui-même ; il connaît l’origine de ce danger mais ne peut le formuler clairement, et ses nuits sont peuplées de cauchemars. On retrouve, ici, de nombreux éléments du conte, les motifs de la neige, de la forêt, mais aussi des références directes, notamment à La Petite sirène, conte préféré de Nicolas qui repense à cette nuit où elle se transforme, et perd sa jolie queue de poisson et sa voix mélodieuse pour avoir des jambes, là où ce qui était encore elle combattait ce qui serait bientôt elle. Conte du passage à l’âge adulte : devenir adulte, c’est perdre quelque chose dans la douleur, pour trouver autre chose. Et ce que Nicolas perd, c’est toute son innocence…

Bref, un roman exceptionnel, assez court mais d’une richesse incroyable ! Je ne me lasse décidément pas de découvrir les œuvres de Carrère que je n’ai pas encore lues !

La Classe de neige
Emmanuel CARRÈRE
POL, 1995 (Folio, 1996)

L’Adversaire, d’Emmanuel Carrère : terreur et pitié

Tout au long de l’instruction le juge n’a cessé de s’étonner que ces coups de téléphone n’aient pas été passés plus tôt, sans malice ni soupçon, simplement parce que, même quand on est « très cloisonné », travailler pendant dix ans sans que jamais votre femme ni vos amis vous appellent au bureau, cela n’existe pas. Il est impossible de penser à cette histoire sans se dire qu’il y a là un mystère et une explication cachée. Mais le mystère, c’est qu’il n’y a pas d’explication et que, si invraisemblable que cela paraisse, cela s’est passé ainsi. 

J’ai beau aimer profondément Emmanuel Carrère, ce texte-là, cela faisait une éternité que je tournicotais autour sans arriver à me résoudre à m’y attaquer, parce que je savais, intuitivement, qu’il allait me terrasser. Le mot n’est pas trop fort. Et puis, l’autre jour, après ma lecture de Faire effraction dans le réelje suis tombée dessus en errant plus ou moins au hasard (?) dans une librairie. Et je me suis dit que le moment était venu.

9 janvier 1993. Après une vie de mensonges, Jean-Claude Romand assassine toute sa famille, femme, enfants et parents, puis avale des cachets et met le feu à sa maison. Suicide raté : il sera le seul survivant. Fasciné par cette histoire, Carrère essaie d’en trouver la clé.

C’est une histoire invraisemblable, comme seul le réel peut en produire, car dans un roman, on n’oserait pas : un personnage, qui d’ailleurs porte presque un nom de fiction, dont la vie bifurque dans le mensonge pour une raison qu’on n’arrivera jamais à saisir, et qui, pendant des années, parvient à vivre ce mensonge et à tromper tout le monde sans jamais se faire prendre. Et c’est justement ce qui intéresse Carrère, qui endosse ici pour la première fois son costume d’enquêteur : le romanesque du réel, supérieur à celui de la fiction.

Romanesque ou, pour tout dire, tragique. Car ce qui fascine tant dans les faits divers en général (que l’on pense à l’affaire Gregory ou à l’affaire Dupont de Ligonnès) et celui-ci en particulier, c’est leur allure de tragédie grecque. Au départ, on a un simple mythomane, comme il en existe tant, qui corrige par ses récits les insuffisances du réel : il attire l’attention, lui qui n’intéresse personne, fait croire que tout va bien quand à l’intérieur de lui tout est mort (la mythomanie lui permet de masquer une tendance profonde à la dépression). Est-ce de l’hybris, de vouloir avoir de la valeur ? En tout cas, ses mensonges lancent la machine infernale, l’entraînent dans l’engrenage fatal qui mène, nécessairement, inexorablement, à la catastrophe. Avec cette imagination, Romand aurait-pu, comme son nom l’y prédestinait peut-être, être romancier ; il est devenu assassin. Il s’est autosabordé. Mais une question plane : pourquoi ? A cette question il n’y a pas de réponse, sauf encore celle du héros tragique : celle de vouloir un destin exceptionnel, quitte à ce que ce soit dans l’horreur. Mais aller au bout de ce destin.

Carrère cherche l’humain. Ce qui se passait dans la tête de Romand. Mettre du sens dans ce qui n’en a pas, et la tragédie est une clé de lecture, parce qu’il en faut absolument une. Carrère ne juge pas, et c’est bien ce qui crée le malaise, dérange, bouleverse : on se retrouve devant Romand comme devant Oreste, Phèdre ou Médée : on éprouve de la terreur, oui, et en même temps, malgré soi, presque de la pitié.

Parce que Romand remue quelque chose en nous. Son histoire nous oblige à plonger dans les recoins les plus sombres de notre âme, et à affronter notre propre monstruosité — nous en avons tous une. Exemplaire, donc, et cathartique !

L’Adversaire
Emmanuel CARRÈRE
P.O.L, 2000 (Folio, 2001)

L’Eternité de Xavier Dupont de Ligonnès, de Samuel Doux

Dans ses souvenirs, ses remarques, ses mises au point, Xavier est ambivalent. Ces dix dernières années sont tout autant marquées par la fête, les filles, les arnaques et les voyages que par la religion, les révélations de sa mère, et cette attente d’un monde nouveau dans lequel il aura un rôle aux côtés du Seigneur. Dans une de ses notes, il confie se tourner à ce moment là vers le traditionalisme catholique, celui-là même qui porte le combat contre Vatican II et la fausse église conciliaire. Retour aux fondements de la religion, ciment de la nation, en cela que Jésus est appelé à gouverner les hommes.

Depuis toujours, les faits divers fascinent aussi bien le grand public que les écrivains, et parmi les faits divers qui ont fait la une des journaux ces dernières années, l’affaire Dupont de Ligonnès est un cas d’école, par sa sauvagerie, sa violence, et son mystère : à ce jour, Xavier Dupont de Ligonnès, toujours présumé innocent, demeure introuvable, et sa personnalité intrigue d’autant plus qu’il a laissé de nombreuses traces sur les réseaux et les forums, qui donnent de lui une image plus que trouble. Qui est cet homme ? Héros tragique ou clown mégalomane ?

C’est cette question que pose Samuel Doux dans ce qui est à la fois une exofiction et un roman-enquête, sans d’ailleurs y apporter de réponse.

Partant de l’enfance étouffante de Xavier Dupont de Ligonnès dans le milieu fermé du catholicisme le plus intransigeant, entre une mère illuminée qui croit entendre le Christ lui parler, est le centre d’une petite secte et répète à son fils qu’il est un élu, et un père qui laisse faire mais est plutôt un jouisseur, Samuel Doux montre l’enchaînement tragique ayant conduit au massacre.

Tragique, car c’est bien à une tragédie grecque que nous avons affaire, où le catholicisme aurait remplacé le paganisme et le Christ la cruauté de Zeus, mais où l’hybris, mégalomanie et désir de puissance, anime identiquement le personnage dont on ne sait plus dire s’il est un monstre ou une victime, lointain descendant des atrides et de Médée.

Perclus de contradictions, entre son désir de pureté et sa volonté de profiter de la vie et de ses plaisirs, Xavier Dupont de Ligonnès apparaît comme un être déchiré, et interroge nos valeurs les plus profondes.

Evidemment, ce roman met mal à l’aise : s’emparer d’un fait divers aussi récent n’est pas sans risques, d’autant qu’ici on côtoie le Mal à l’état pur. Mais c’est réussi, car parfaitement maîtrisé et documenté, notamment grâce à tous les textes que Xavier Dupont de Ligonnès a laissés sur la toile : grâce à cela, Samuel Doux fait d’une vie un destin, comme le veut le principe même du roman, qui donne à la vie la cohérence qu’elle n’a pas — quoi qu’il en soit de la fin, l’ensemble est absolument fascinant et terrifiant !

L’Eternité de Xavier Dupont de Ligonnès (lien affilié)
Samuel DOUX
Julliard, 2017

La Petite Femelle, de Philippe Jaenada

Dans l’arène du Palais de Justice de Paris, Pauline Dubuisson a combattu toute seule, en éclaireuse, face à une génération entière, celle d’avant-guerre, face même à des centaines d’années de vertu hypocrite (de mes fesses) et de domination masculine, face à une société qui ne voulait pas d’elle, qui ne voulait pas des filles comme elle — que le ciel l’en préserve. Elle n’était que ça, une fille, autant dire pour eux presque rien, mais elle les a regardés droit dans les yeux, les vieux maîtres, vaillamment, irrévérencieuse, elle n’a jamais baissé la tête, ne s’est jamais tordu les doigts en sanglotant de honte, comme doit le faire une femme, elle n’a pas poussé de cris hystériques ni ne les a suppliés de lui pardonner, et cette résistance frontale, cette insolence les a rendus fous. De rage. Ils l’ont vaincue, évidemment, ils l’ont détruite.

On ne peut pas dire que ma première rencontre avec Philippe Jaenada ait été un franc succès : j’avais détesté La Femme et l’ours, et j’en était restée là, convaincue que cet auteur n’était pas pour moi, malgré la séduction qu’avait tout de même exercée sur moi son écriture désinvolte et ne manquant pas d’humour.

Mais depuis son dernier roman, Sulak, Jaenada a pris un nouveau tournant, le conduisant à parler de quelqu’un d’autre et non plus de lui. Je l’avais écouté avec beaucoup d’intérêt lors de l’avant-dernier salon du livre, et sa présentation de son roman lors de la réunion de rentrée littéraire de Julliard/Laffont m’a intriguée.

Ce roman naît d’une obsession pour Pauline Dubuisson, et de la volonté à la fois de la comprendre et de savoir qui elle était vraiment, loin des a priori et peut-être des mensonges, fussent-ils romanesques, qui ont été écrit sur elle.

Ce pourrait être une enquête ou une biographie, mais Jaenada, tout en restant dans les limites de ce qu’on sait et sans rien inventer, fait pourtant bien œuvre de romancier en donnant à Pauline Dubuisson un destin sur-mesure. Celui d’une femme en avance sur son temps, jugée non pour ce qu’elle avait fait, mais pour ce qu’elle était : une femme libre et indépendante, qui refuse les normes et la morale bourgeoise et religieuse de son époque — un peu comme Meursault, finalement, condamné non parce qu’il a tué, mais parce qu’il n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère.

Pauline Dubuisson, donc, est en 1953 condamnée aux travaux forcés à perpétuité pour le meurtre de son ex petit-ami, Félix Bailly. Si elle échappe à la guillotine, ce n’est bien que parce que depuis la Libération on n’exécute plus les femmes en France, et qu’on lui accorde les circonstances atténuantes pour ne pas avoir à prononcer la sentence fatale.

Pourtant, tout a été fait au cours d’un procès qui tient plus à une mascarade qu’à un acte de justice, pour faire d’elle un monstre, et transformer ce qui était sans doute un crime passionnel en meurtre avec préméditation perpétué par une calculatrice froide et machiavélique.

La thèse choisie par Jaenada, et le fil rouge du roman, c’est la théorie du bouc-émissaire.

Pauline Dubuisson, parce qu’elle a couché avec des Allemands pendant l’Occupation, incarne le Mal dont il faut purger la société. Parce qu’elle n’est pas une femme soumise et asexuée, parce qu’elle veut faire des études et avoir une carrière au lieu d’être gentiment mère au foyer, parce qu’elle a des désirs et qu’elle les assume, parce qu’elle est trop belle et qu’elle fait trembler le pouvoir masculin, il faut la détruire.

Alors on la charge de tous les maux : grâce à une enquête sérieuse, le romancier montre bien comment certains faits sont grossis, se transforment et deviennent mensonges, comment la presse façonne l’opinion publique, comment le procès s’est fait uniquement à charge. Comment Pauline Dubuisson est devenue, finalement, une victime de la société.

Et l’auteur ne pardonne pas : profondément féministe, le roman s’attaque à ceux qui n’ont pas été honnêtes et ont sacrifié une femme qui avait sans doute commis des erreurs, mais qui ne méritait sans doute pas un tel acharnement.

Pauline Dubuisson pourrait être une héroïne tragique, et elle l’est par certains côtés, la fin est particulièrement émouvante sinon cathartique. Jaenada s’intéresse à l’après, à la prison, et on pourrait espérer que Pauline ait droit à sa rédemption. Ce ne sera pas le cas.

Mais Jaenada désamorce constamment le processus du pathos en n’effaçant jamais le « je » de l’enquêteur qui commente, fait des comparaisons loufoques, met en scène l’écriture même du roman et n’hésite pas à raconter quelques anecdotes un peu hors de propos mais tout de même très drôles.

Un roman excellent, qui se lit rapidement malgré son nombre conséquent de pages grâce à une véritable énergie narrative ! A lire absolument, il m’a réconciliée avec Philippe Jaenada !

La Petite Femelle
Philippe JAENADA
Julliard, 2015 

Bonnie & Clyde, d’Arthur Penn

Après avoir lu Les Cœurs Autonomes de Foenkinos, dont les personnages par certains côtés rappellent les mythiques braqueurs de banques Bonnie Parker et Clyde Barrow, j’ai eu (assez logiquement) envie de revoir le film. Et ça tombait plutôt bien, car je l’ai acheté il y a peu de temps.

Pendant la Grande Dépression des années 30, Bonnie Parker, qui s’ennuie dans son métier de serveuse, rencontre par hasard Clyde Barrow alors qu’il tente de voler la voiture de sa mère. Très vite, il lui propose de s’associer, lui apprend à se servir d’une arme, et l’entraîne avec lui dans le braquage de banques.

Si leurs forfaits ne leur rapportent pas beaucoup d’argent, ils deviennent pourtant les criminels les plus recherchés du pays

Ce qui est fascinant dans ce film, c’est sa légèreté : l‘issue, fatale, sanglante et violente, est connue et attendue. Et pourtant, l’ensemble garde une sorte de grâce insouciante, et l’enchaînement tragique, la machine infernale du destin qui va broyer le couple, est au second plan.

Ce qui domine, c’est l’humour : nombreuses sont les scènes d’une gaieté absolue, où les deux personnages ressemblent plus à des enfants qui jouent au gendarme et au voleur (surtout au voleur) qu’à des criminels tueurs de flics poursuivis par toutes les polices du pays.

Et c’est finalement ce qui est reproché au film à sa sortie : les héros sont beaux, joyeux, ils s’aiment, et on ne peut que les trouver sympathiques, finalement, surtout lorsqu’au cours d’un braquage, ils laissent son argent à un pauvre homme, car ce qu’ils veulent, c’est celui de la banque. L’idéologie d’ailleurs est évidente : les méchants, ce ne sont pas les voleurs, c’est les flics, la société, les banques qui jettent les gens à la rue. Le méchant capital contre les Robin des bois bohèmes.

Et puis, bien sûr, il y a les acteurs. Warren Beatty, rien à dire, est délicieusement séducteur et sensuel, dandy et bandit à la fois. Quant à Faye Dunaway, elle est tout simplement époustouflante : d’une beauté et d’une sensualité à la fois sauvage et froide, elle apporte au personnage une touche de glamour indiscutable et incarne un véritable style vestimentaire. Car même au cœur de la fusillade et couverte de sang, Bonnie reste incroyablement élégante, son mythique béret sur la tête.

Un film culte, un couple mythique et fascinant, qui encore une fois revisite le motif des amants tragiques.

Bonnie & Clyde
Arthur PENN
1967

Les Coeurs autonomes de David Foenkinos

Un fait divers

Où est la vérité ? Est-ce une folle amoureuse ou une amoureuse folle ? Cette jeune fille frêle, tour à tour décrite comme une force venimeuse et une faiblesse contaminée. La vérité se promenant, encore et toujours, inlassablement. A ce moment précis, il est évident qu’elle ne semble pas paniquer. Elle parlera d’un état second. Un état où la réalité est une forme floue, comme les images des rêves parsemés de points multicolores.

« Il faut toujours avoir un Foenkinos dans sa Pal ».

Un couple d’étudiants qui s’aiment d’un amour fou et exclusif. Des idéaux, une volonté de révolte contre la société. Une marginalisation progressive. Un coup qui tourne mal… tel est le sujet de ce roman poignant, inspiré d’un fait divers qui a marqué les esprits en 1994, l’affaire Rey-Maupin, peu après les révoltes étudiantes contre le CIP…

L’histoire d’une passion destructrice

Un roman poignant, donc, qui m’a totalement déstabilisée. Je n’ai pas reconnu mon Foenkinos. Je m’attendais, comme d’habitude, à un roman léger qui allait me perfuser à l’optimisme (oui, j’avoue : je l’ai acheté les yeux fermés, sans lire la quatrième de couverture), et je me suis retrouvée propulsée dans un univers extrêmement sombre, anxiogène, au milieu d’une histoire d’amour passionnelle et destructrice.

Ce qui ne veut absolument pas dire que je n’ai pas aimé, car la magie Foenkinos a fonctionné malgré tout, et c’est d’ailleurs la force d’un grand romancier que de savoir surprendre son lecteur, le décontenancer, le faire sortir de sa zone de confort et le pousser dans ses retranchements.

Et, pour le coup, c’est totalement réussi : l’atmosphère est vite étouffante, et l’issue fatale, connue, est rappelée régulièrement par le narrateur, comme une sorte de leitmotiv lancinant martelant l’inéluctabilité du destin, menace qui plane sur ce jeune couple.

C’est angoissant, c’est dur, c’est cruel et en même temps, c’est beau, car à travers les deux protagonistes et notamment la jeune fille, car c’est à elle que s’intéresse surtout le narrateur (personnage de l’histoire mais seulement en témoin très éloigné), c’est le portrait d’une génération qui nous est donné à voir ici : révoltée, haineuse à l’encontre de la société et de l’ordre établi, pas encore désillusionnée alors que les utopies sont déjà à l’agonie, cette jeunesse se radicalise et se montre prête à sombrer dans le terrorisme et la folie meurtrière.

Mais ce que montre surtout Foenkinos avec maestria, s’engouffrant dans les brèches du réel, c’est l’engrenage fatal et tragique de la passion amoureuse qui entraîne le jeune couple dans une machine infernale dont ils ne pourront sortir. Un peu Bonnie and Clyde, beaucoup Roméo et Juliette, ils incarnent ici une version contemporaine du mythe des amants tragiques

Ce roman est donc une grande claque qui fait du bien, une vraie leçon de littérature dans laquelle Foenkinos montre toute l’étendue de son immense talent dans un registre où on ne l’attend pas forcément…

Les Cœurs autonomes (lien affilié)
David FOENKINOS
Grasset, 2006 (Livre de poche, 2012)

La Cérémonie, de Claude Chabrol

Un film que j’avais déjà vu il y a pas mal de temps mais que j’ai redécouvert avec plaisir, sur grand écran cette fois, et qui m’a pas mal fait réfléchir.

Sophie Bonhomme est engagée comme bonne à tout faire chez les Lelièvre, famille recomposée de riches bourgeois passionnés d’opéra et de lecture, vivant dans un magnifique château un peu à l’écart du village. Très vite, elle se lie d’amitié avec Jeanne, la postière, qui sera l‘élément perturbateur dans l’organisation hiérarchisée qui s’établit entre Sophie et ses patrons. Entre folie et lutte des classes, tous les éléments de la tragédie sont en place.

Le film est inspiré d’un roman de Ruth Rendell, Analphabète, lui même inspiré d’un fait divers qui a marqué les esprits : celui des sœurs Papin (qui a aussi servi de toile de fond à la pièce de Genet Les Bonnes). Quand on sait cela, le suspens n’est pas insoutenable : on sait que ça va très mal finir.

Si on ne le sait pas, la musique présente au début du film ne laisse guère de doute non plus.

En tout cas, c’est un film très riche, qui exploite à la fois la thématique chère à Claude Chabrol, puisqu’elle traverse toute son œuvre, du mal comme état naturel de l’homme qui revient toujours de manière cyclique, et celle, plus étonnante, de la lutte des classes.

Car il s’agit bien, dans une certaine mesure, d’un crime de classe : l’espace, codifié, explose peu à peu. Surtout, il y a cette question de la culture : les Lelièvre ont une riche bibliothèque, dans laquelle Sophie ne pénètre pas lorsque sa patronne lui fait visiter la maison, et on comprend très vite pourquoi : elle ne sait pas lire (alors que Jeanne, elle, aime ça) ; les Lelièvre ont une télévision neuve, sur laquelle ils regardent l’opéra, vêtus de leurs tenues de soirée ; Sophie, elle, à qui on a donné le vieux poste, est hypnotisée par les images qu’elle ingère sans aucune sélection.

Tout est là, et pour moi il est moins question d’argent finalement que de richesse intellectuelle. Mais évidemment, cette question se double de celle de la folie latente des deux femmes, Sophie (Sandrine Bonnaire, dont je ne suis du reste pas une grande adepte) et Jeanne (extraordinaire Isabelle Huppert), qui explose lorsqu’elles se rencontrent et se trouvent.

Plusieurs fois, on a l’impression qu’il s’agit presque d’une histoire d’amour naissante, car elles constituent un vrai couple, l’une entraînant l’autre sur le chemin de la barbarie.

Bref, c’est un très beau film, un vrai classique, que je vous conseille vraiment si vous ne l’avez jamais vu !

La Cérémonie
Claude CHABROL