Dans ce qu’écrit AT48, se dit FE58, il y a décidément une forme de réalité réinventée. Et surtout, il y a un point de départ fulgurant. Cette goutte de braise qui met le feu aux mots. FE58 redoute d’être, précisément, ce point de départ dévastateur, cette inspiration ravageuse qui clouera sans répit AT48 à son clavier d’ordinateur pendant des semaines, jusqu’à ce qu’elle ait franchi, haletante, exsangue, la ligne d’arrivée. FE58 craint de devenir l’élément déclenchant, l’histoire d’amour impossible dont AT48 a besoin pour avoir du talent. Sans femme inaccessible pour alimenter ses fantasmes, AT48 divague, considère souvent qu’elle peut s’attaquer à son « œuvre » et devient aussitôt mystique, obscure, ennuyeuse — rien de publiable dans ce qu’elle produit quand elle se prend pour un écrivain. FE58 regrette néanmoins de lui avoir dit par courriel qu’il fallait récolter le miel là où il se trouvait, et que si c’était dans les amours désespérées que AT48 puisait la justesse de ses phrases, eh bien tant pis pour elle : elle vivrait dans la solitude de ses affections vaines mais écrirait de grands livres. Elle se souvient même d’avoir insisté : « Vous êtes une handicapée de la vie. Sachez en tirer parti. » Une autre fois elle lui avait affirmé : « Vous n’êtes pas douée pour le bonheur. Aventurez-vous à rencontrer quelqu’un qui vous comble sentimentalement, et vous ne m’enverrez que de mauvais textes. Il vous faut choisir entre la littérature et vos affaires de coeur. »
Je vais vous parler d’un texte qui, sans être à strictement parler érotique (encore que cela pourrait se débattre), porte en lui une grande tension érotique.
Auteur Tardif de Quarante-Huit Ans (AT48) aime passionnément son éditrice de Cinquante-Huit Ans (FE58). Un amour non consommé, une obsession, une emprise…
Un roman qui a remué beaucoup de choses en moi. Très bien écrit et analysé, il est finalement d’une grande violence émotionnelle et fait s’affronter Eros et Thanatos : la pulsion sexuelle s’accompagne, chez l’éditrice, d’une pulsion de mort et d’annihilation, avec le leitmotiv (particulièrement troublant par rapport aux événements récents) du chanteur qui a tué l’actrice ; du côté de l’auteure, la pulsion est celle de l’annihilation de soi : l’aliénation, la perte, la soumission à l’autre qui est dévotion religieuse — le tout n’étant que fantasme, car la relation entre les deux femmes ne se concrétise jamais.
Mais ce qui est intéressant ici, c’est que cette réflexion sur la passion amoureuse destructrice s’accompagne d’une réflexion sur l’écriture, et la manière dont finalement la douleur amoureuse se transcende par l’écriture.
Si ce roman n’a pas parlé à mon imaginaire érotique (c’est un fait : les amours saphiques ne sont décidément pas mon truc), il m’a passionnée parce qu’il m’a permis de voir le chemin que j’avais parcouru ces dernières semaines : il y a peu, je me serais totalement retrouvée dans AT48, ce désir de réification et de soumission totale, ce besoin de s’abîmer totalement dans la passion amoureuse, et d’aller chercher au fond du gouffre la matière pour écrire.
Ce n’est plus le cas. L’extrait que j’ai mis en exergue fait écho en moi, mais à retardement. Et cela fait du bien de s’en rendre compte.
Au-delà de mon cas personnel : un roman d’une grande puissance pulsionnelle, excellemment écrit, que je recommande aux curieux…
Camisole-moi (lien affilié)
Martine ROFFINELLA
François Bourin, 2018