Evariste, de François-Henri Désérable : le fulgurant destin du Rimbaud des mathématiques

Tout est écrit et, de fait, sur Evariste on a beaucoup écrit. On ne compte plus les essais, les biographies, les témoignages de contemporains. On ne compte plus les colloques, les mémoires, les thèses, les articles. On a dit tout et son contraire : on s’est souvent trompé. On a dit à tort qu’il fut victime d’un complot ; à raison qu’il fut aux mathématiques ce qu’à la poésie fut Arthur Rimbaud : un Rimbaud qui n’aurait pas eu le temps de nous envoyer la Saison à la gueule ; qui aurait cassé sa pipe après Le bateau ivre, les vingt-cinq quatrains depuis le fin fond des Ardennes envoyés à la gueule de Verlaine en même temps qu’à celle de Paris ; un Rimbaud qui n’aurait connu ni Harar ni Aden ni les dents d’éléphant ni la scie sur la jambe à Marseille : parce qu’en vérité, c’est la fin du dormeur que ce Rimbaud a connue, c’est le trou de verdure, la nuque baignant dans le frais cresson bleu, le soleil, la main sur la poitrine. Le trou rouge au côté droit.

Je n’aurais pas cru m’intéresser un jour à la vie d’un mathématicien, fût-il un génie, étant du reste bien en peine de comprendre en quoi il était génial, les mathématiques étant pour moi une langue résolument étrangère, et qui ne m’intéresse pas le moins du monde. Mais j’avais dit que je souhaitais lire ce qu’avait écrit François-Henri Désérable avant Un certain monsieur Piekielny, donc voilà…

Ce roman est une variation libre et poétique sur Evariste Galois, au destin aussi court que brillant puisque s’il a révolutionné les mathématiques, il n’a pas pu profiter de sa gloire, venue après sa mort à 20 ans dans un duel.

Un vrai personnage de roman, cet Evariste, plein de panache en plus du génie, et lire sa courte vie, sous la plume vive et enlevée, pleine d’humour de François-Henri Désérable fait vraiment du bien : c’est drôle, poétique, très instructif non sur les mathématiques auxquelles l’auteur n’a pas l’air de s’intéresser beaucoup plus que moi mais sur la période historique de la Révolution de Juillet que j’avoue je connaissais assez mal.

Un vrai plaisir de lecture, qui m’a moins transportée que Piekielny parce que quoi qu’il en soit le personnage de Galois m’a moins intéressée que Gary (et en relisant l’article une synchronicité que je ne pouvais pas voir à l’époque m’a sauté aux yeux), mais on y trouve déjà les qualités de narration de l’auteur !

Evariste
François-Henri DÉSÉRABLE
Gallimard, 2015 (Folio, 2016)

Onze histoires de séduction

Jeu cruel ou hasard miraculeux, la séduction tient ainsi à l’approche du mystère de l’autre, à cette volonté de le dénuder pour en apprécier la vérité. Ces onze nouvelles en sont autant d’explorations, heureuses ou navrantes. Il n’y a plus qu’à souhaiter qu’elles aient, à leur tour, l’art de vous plaire.

Pour la troisième années consécutive, Le 1 hebdo (excellent hebdomadaire s’il en est, même si j’oublie toujours d’en faire un article) propose pour l’été un recueil de nouvelles collectif, qui rassemble les plus grandes plumes actuelles. Le thème de cette année est la séduction, qui ne pouvait donc que me séduire (oui je sais, elle était facile) et que je vois comme un signe, puisque c’est pile dans mes sujets de recherche actuels (toujours le Truc, qui désormais a dépassé ma thèse en nombre de signes, il faudra que j’élague).

Onze nouvelles, onze auteurs qui déploient la séduction dans tous les sens. Philippe Claudel nous entraîne dans un futur dystopique (mais pas du tout irréaliste vu l’ambiance actuelle), où la séduction est interdite et où les rencontres ne peuvent se faire que par le biais de contrats passés par smartphones interposés. Chez Véronique Olmi, une pianiste célèbre veut inscrire son fils dans une prestigieuse école privée, dont elle doit séduire la directrice. Philippe Jaenada séduit les filles grâce à Proust. Monica Sabolo nous présente deux adolescentes qui séduisent un garçon pour qu’il fasse leur devoir de physique. François-Henri Désérable s’intéresse au couple formé par Frida Kahlo et Diego Rivera, et à une anecdote que personne ne connaît. Chez Carole Martinez, un garçon qui a peur des filles se transforme en Don Juan. Pour Foenkinos, la séduction se conjugue avec le bonheur. Leonor de Recondo nous fait passer une étrange nuit à Versailles. Lola Lafon nous raconte un viol conjugal dont la victime est trop séduisante pour être crédible. Olivier Adam met en scène un mec en perdition qui se fait casser la gueule par le mari de la femme qu’il a séduite, mais peut-être pour son bien. Enfin, chez Kaouther Adimi, un couple d’amoureux doit monter un projet fou pour pouvoir se marier.

J’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce recueil, dont toutes les nouvelles m’ont plu, même si c’est à des degrés divers, ce qui est normal, et pas seulement lorsqu’il s’agit d’un sujet aussi intime que la séduction. Chaque auteur s’empare du thème et le traite dans l’univers qui lui est propre, et c’est tout l’intérêt de ce type de recueils : retrouver des plumes et des univers qu’on apprécie, en découvrir de nouveaux parce qu’on ne peut pas avoir lu tout le monde malheureusement (cela dit, il y en a peu que j’ai découverts dans ce recueil, seulement deux, Lola Lafon et Kaouther Adimi). Bien sûr j’ai mes nouvelles préférées : celle de Claudel, parce qu’elle tourne autour de quelque chose qui réellement me fait très très peur dans l’évolution de la société, celle de Jaenada qui m’a beaucoup fait rire par son autodérision et parce qu’on le retrouve totalement, et celle de Carole Martinez, qui est d’une grande délicatesse (et comme Carole Martinez publie peu, c’est un délice de la retrouver). Mais encore une fois, toutes m’ont plu, touchée, fait réfléchir, et ça c’est essentiel ! Et en prime, elles sont très joliment illustrées !

A découvrir absolument, sur la plage ou ailleurs !

Onze histoires de séduction
Le 1, 2018

Un certain M. Piekielny, de François-Henri Désérable

Or ce n’est pas toujours le cas, en tout cas pas souvent, pour ainsi dire jamais. Mais après tout, s’il plaît à l’écrivain de penser qu’en ce domaine il est bel est bien tout-puissant, que rien n’est à l’oeuvre sinon sa seule volonté, pure, inaltérable, dénuée de contraintes, au nom de quoi viendrait-on lui ôter ce plaisir ? Pourquoi ne pas le laisser se bercer d’illusions ? Faut-il vraiment lui dire qu’en vérité c’est le sujet qui le choisit, bien plus qu’il ne choisit son sujet ? Des événements hétéroclites, en apparence anodins et dont la logique lui échappe, se succèdent dans un désordre trompeur ; peu à peu, voilà qu’ils s’agencent parfaitement, qu’ils font sens ; l’idée germe, chemine et l’écrivain, frappé par l’évidence, se frappe le front, eurêka, il tient son sujet ; le livre est là, il peut déjà le lire en esprit : il n’y a plus qu’à l’écrire.

Je tournicotais autour de ce roman depuis sa sortie, parce que j’étais intriguée par le sujet, parce qu’il était sur toutes les premières listes des prix littéraires, parce que l’auteur est charmant et qu’il a une belle bibliothèque (que l’on peut voir ici) et beaucoup d’humour, et qu’il incarne cette nouvelle génération d’écrivains qui attise ma curiosité. Autant de bonnes raisons donc de me plonger dans son troisième roman.

C’est suite à un enchaînement assez improbable d’événements que le narrateur se retrouve à Vilnius devant le 18 rue Jono Basanavičiaus, anciennement 16 rue Grande-Pohulanka, là où vécut Romain Gary enfant, comme il le raconte dans La Promesse de l’Aube. Et là, soudain, surgit à son esprit une phrase tirée du livre : Au n°16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny. Et notre narrateur y voit le signe, lié à son amour pour le texte de Gary, qu’il doit mener l’enquête sur ce M. Piekielny à qui Gary avait promis de citer son nom devant tous les grands du monde qu’il rencontrerait, et de le sortir de l’oubli.

Un roman magistral, qui propulse François-Henri Désérable dans mes auteurs chouchous (ses deux premiers romans ne manqueront donc pas d’apparaître bientôt par ici) : s’il y a chez lui, de manière assez évidente, quelque chose d’Emmanuel Carrère dans cette manière de mener l’enquête tout en se mettant en scène, quelque chose aussi de Jaenada (en plus condensé), il le fait de façon très personnelle, sur un fil entre l’humour et le tragique. Le roman est très drôle — frais, primesautier, Désérable y cabotine de jeux de mots en clins d’oeils désopilants, mais il sait aussi être tragique, poignant, et arracher des larmes.

C’est surtout un roman qui interroge la littérature, ce que c’est que d’être écrivain, et les rapports entre la fiction et le réel. Car il y a bien, ici, vertige référentiel, sorte de complexe de Victor Bérard (et on en arrive à Duroy, autre référence éminente, pour l’explication de cette pathologie) mais rendu encore plus complexe si j’ose dire par le rapport assez particulier qu’entretenait Gary à la fiction et au réel : cette histoire est vraie, puisque je l’ai inventée,  dit Boris Vian, et ce pourrait être la devise de Gary, roi de la mystification et du pipeau. Désérable se lance donc à la recherche d’un personnage cité dans La Promesse de l’Aube, texte autobiographique mais dont on sait bien qu’il est aussi très romancé. Alors, ce M. Piekielny, a-t-il existé, ou non ? Et si, finalement, l’enjeu n’était pas là ? Avec habileté, Désérable se glisse dans les silences du texte de Gary et, faute d’éléments factuels, il romance, il invente, maniant les carabistouilles avec autant de virtuosité que Gary, si bien qu’on ne sait plus là non plus où est le vrai et où est le faux, et finalement poursuit la tâche que s’était assignée Gary : empêcher qu’il ne tombe dans l’oubli, ce monsieur Piekielny, en parlant de lui. L’écriture se fait lutte contre la damnatio memoriae. Piekielny existe, à partir du moment où on le nomme, et peu importe finalement qu’il ait vécu au n°16 de la rue Grande-Pohulanka ou qu’il soit un symbole de ces inconnus oubliés, ceux qui n’ont pas fait l’histoire et sont tombés anonymes victimes de la barbarie, peu importe que Gary lui ait promis de le nommer devant tous ceux qu’il rencontrerait, ou si prononcer ce nom au sens vertigineusement symbolique, c’est dire à travers lui le Kaddish de toutes les victimes du nazisme. Peu importe que Gary l’ait inventé ou non : il existe. Peu importe que Désérable en ait retrouvé trace ou non : il existe.

Ce roman est donc un coup de coeur, parce qu’il a fait écho en moi, parce qu’il traite de thèmes essentiels et qu’il les traite bien. Et à mon avis, on n’a pas fini d’entendre parler de François-Henri Désérable, car il montre là qu’il est un auteur de très grand talent !

Un certain M. Piekielny
François-Henri DÉSÉRABLE
Gallimard, 2017

1% Rentrée littéraire 2017 — 38/42
By Herisson