Or ce n’est pas toujours le cas, en tout cas pas souvent, pour ainsi dire jamais. Mais après tout, s’il plaît à l’écrivain de penser qu’en ce domaine il est bel est bien tout-puissant, que rien n’est à l’oeuvre sinon sa seule volonté, pure, inaltérable, dénuée de contraintes, au nom de quoi viendrait-on lui ôter ce plaisir ? Pourquoi ne pas le laisser se bercer d’illusions ? Faut-il vraiment lui dire qu’en vérité c’est le sujet qui le choisit, bien plus qu’il ne choisit son sujet ? Des événements hétéroclites, en apparence anodins et dont la logique lui échappe, se succèdent dans un désordre trompeur ; peu à peu, voilà qu’ils s’agencent parfaitement, qu’ils font sens ; l’idée germe, chemine et l’écrivain, frappé par l’évidence, se frappe le front, eurêka, il tient son sujet ; le livre est là, il peut déjà le lire en esprit : il n’y a plus qu’à l’écrire.
Je tournicotais autour de ce roman depuis sa sortie, parce que j’étais intriguée par le sujet, parce qu’il était sur toutes les premières listes des prix littéraires, parce que l’auteur est charmant et qu’il a une belle bibliothèque (que l’on peut voir ici) et beaucoup d’humour, et qu’il incarne cette nouvelle génération d’écrivains qui attise ma curiosité. Autant de bonnes raisons donc de me plonger dans son troisième roman.
C’est suite à un enchaînement assez improbable d’événements que le narrateur se retrouve à Vilnius devant le 18 rue Jono Basanavičiaus, anciennement 16 rue Grande-Pohulanka, là où vécut Romain Gary enfant, comme il le raconte dans La Promesse de l’Aube. Et là, soudain, surgit à son esprit une phrase tirée du livre : Au n°16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny. Et notre narrateur y voit le signe, lié à son amour pour le texte de Gary, qu’il doit mener l’enquête sur ce M. Piekielny à qui Gary avait promis de citer son nom devant tous les grands du monde qu’il rencontrerait, et de le sortir de l’oubli.
Un roman magistral, qui propulse François-Henri Désérable dans mes auteurs chouchous (ses deux premiers romans ne manqueront donc pas d’apparaître bientôt par ici) : s’il y a chez lui, de manière assez évidente, quelque chose d’Emmanuel Carrère dans cette manière de mener l’enquête tout en se mettant en scène, quelque chose aussi de Jaenada (en plus condensé), il le fait de façon très personnelle, sur un fil entre l’humour et le tragique. Le roman est très drôle — frais, primesautier, Désérable y cabotine de jeux de mots en clins d’oeils désopilants, mais il sait aussi être tragique, poignant, et arracher des larmes.
C’est surtout un roman qui interroge la littérature, ce que c’est que d’être écrivain, et les rapports entre la fiction et le réel. Car il y a bien, ici, vertige référentiel, sorte de complexe de Victor Bérard (et on en arrive à Duroy, autre référence éminente, pour l’explication de cette pathologie) mais rendu encore plus complexe si j’ose dire par le rapport assez particulier qu’entretenait Gary à la fiction et au réel : cette histoire est vraie, puisque je l’ai inventée, dit Boris Vian, et ce pourrait être la devise de Gary, roi de la mystification et du pipeau. Désérable se lance donc à la recherche d’un personnage cité dans La Promesse de l’Aube, texte autobiographique mais dont on sait bien qu’il est aussi très romancé. Alors, ce M. Piekielny, a-t-il existé, ou non ? Et si, finalement, l’enjeu n’était pas là ? Avec habileté, Désérable se glisse dans les silences du texte de Gary et, faute d’éléments factuels, il romance, il invente, maniant les carabistouilles avec autant de virtuosité que Gary, si bien qu’on ne sait plus là non plus où est le vrai et où est le faux, et finalement poursuit la tâche que s’était assignée Gary : empêcher qu’il ne tombe dans l’oubli, ce monsieur Piekielny, en parlant de lui. L’écriture se fait lutte contre la damnatio memoriae. Piekielny existe, à partir du moment où on le nomme, et peu importe finalement qu’il ait vécu au n°16 de la rue Grande-Pohulanka ou qu’il soit un symbole de ces inconnus oubliés, ceux qui n’ont pas fait l’histoire et sont tombés anonymes victimes de la barbarie, peu importe que Gary lui ait promis de le nommer devant tous ceux qu’il rencontrerait, ou si prononcer ce nom au sens vertigineusement symbolique, c’est dire à travers lui le Kaddish de toutes les victimes du nazisme. Peu importe que Gary l’ait inventé ou non : il existe. Peu importe que Désérable en ait retrouvé trace ou non : il existe.
Ce roman est donc un coup de coeur, parce qu’il a fait écho en moi, parce qu’il traite de thèmes essentiels et qu’il les traite bien. Et à mon avis, on n’a pas fini d’entendre parler de François-Henri Désérable, car il montre là qu’il est un auteur de très grand talent !
Un certain M. Piekielny
François-Henri DÉSÉRABLE
Gallimard, 2017
1% Rentrée littéraire 2017 — 38/42
By Herisson
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