Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant

Un peu de poésie aujourd’hui (ça faisait longtemps) et j’avais envie de partager avec vous ce poème qui est pour moi un des plus beaux du monde et qui m’a à un moment inspiré un des titres de roman n°1 (si quelqu’un demande des nouvelles : j’en suis à la 43e couche de corrections et il n’a plus grand chose à voir avec ce qu’il était au départ) où il est question de bois dormant et de cœur (et de belle aussi, enfin ça a varié et désormais c’est une autre métaphore mais qui veut dire la même chose). Donc : Aragon, « Que serais-je sans toi » (rien).

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu’un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.

J’ai tout appris de toi sur les choses humaines
Et j’ai vu désormais le monde à ta façon
J’ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines
Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines
Comme au passant qui chante on reprend sa chanson
J’ai tout appris de toi jusqu’au sens du frisson.

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu’un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.

J’ai tout appris de toi pour ce qui me concerne
Qu’il fait jour à midi qu’un ciel peut être bleu
Que le bonheur n’est pas un quinquet de taverne
Tu m’as pris par la main dans cet enfer moderne
Où l’homme ne sait plus ce que c’est qu’être deux
Tu m’as pris par la main comme un amant heureux.

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu’un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.

Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes
N’est-ce pas un sanglot de la déconvenue
Une corde brisée aux doigts du guitariste
Et pourtant je vous dis que le bonheur existe
Ailleurs que dans le rêve ailleurs que dans les nues
Terre terre voici ses rades inconnues.

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu’un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.

Louis ARAGON, Le Roman inachevé

Et bien sûr, Jean Ferrat :

Tout me ramène à toi qui m’en semble écarter

Toujours dans mon projet poétique. Il me faut un poème d’amour heureux (vous pouvez me donner vos idées d’ailleurs, surtout si le poème a été écrit par une femme) (ou : quelques vers), et j’ai quand même l’impression que ça ne court pas trop les recueils. Mais je suis retombée sur ce poème d’Aragon : je ne crois pas que ça sera lui parce que j’ai déjà un poème d’Aragon dans mon projet (encore qu’après rien n’est fixe) et qu’il ne correspond pas vraiment à ce que je cherche, mais j’avais tout de même envie de le partager, parce que j’aime beaucoup la manière dont l’amour se tisse avec la poésie (toujours, chez lui, me direz-vous, et c’est vrai, et c’est pour cela que j’aime tant ce poète — je précise : le poète). Et cela correspond parfaitement à mon humeur du moment.

La Constellation

Aucun mot n’est trop grand trop fou quand c’est pour elle
Je lui songe une robe en nuages filés
Et je rendrai jaloux les anges de ses ailes
          De ses bijoux les hirondelles
Sur la terre les fleurs se croiront exilées

Je tresserai mes vers de verre et de verveine
Je tisserai ma rime au métier de la fée
Et trouvère du vent je verserai la vaine
          Avoine verte de mes veines
Pour récolter la strophe et t’offrir ce trophée

Le poème grandit m’entraîne et tourbillonne
Ce Saint-Laurent pressent le Niagara voisin
Les cloches des noyés dans ses eaux carillonnent
          Comme un petit d’une lionne
Il m’arrache à la terre aux patients raisins

Voici le ciel pays de la louange énorme
C’est de tes belles mains que neige la clarté
Etoile mon étoile aux doigts de chloroforme
          Comment veux-tu que je m’endorme
Tout me ramène à toi qui m’en semble écarter

Et parlant de tes mains comment se peut-il faire
Que je n’en ai rien dit moi qui les aime tant
Tes mains que tant de fois les miennes réchauffèrent
          Du froid qu’il fait dans notre enfer
Primevères du cœur promesses du printemps

Tes merveilleuses mains à qui d’autres rêvèrent
Téméraires blancheurs oiseaux de paradis
Et que jalousement mes longs baisers révèrent
          Automne été printemps hiver
Tes mains que j’aime tant que je n’en ai rien dit

Le secret de ces mains au-delà de notre âge
Mènera les amants qui parleront de nous
Mais qu’est un beau soleil à qui n’a vu l’orage
          Sans le désert qu’est le mirage
On sait un pays grand lorsqu’il est à genoux

Louis Aragon, « Cantique à Elsa », Les Yeux d’Elsa

Une femme invisible, de Nathalie Piégay

D’elle, son fils avait somme toute peu parlé, et toujours par voie détournée. Il avait plus écrit sur son père, avec qui il avait dû régler ses comptes, que sur Marguerite. Il avait pourtant raconté l’histoire de son grand-père maternel, Fernand Toucas, dans un roman paru avant la guerre. Il avait tout plaqué, profession, maison, femme, enfants pour partir ouvrir des salles de jeu à Constantinople. Mais il évoquait peu, dans cette histoire, le destin des enfants, abandonnés à leur mère par la fuite du père. Après que Marguerite est morte, il a entrepris une sorte de confession, pour tenter d’expliquer ce qu’il était. Mais il n’a pas publié le texte, qu’on a retrouvé dans ses papiers plusieurs années après sa disparition. C’est le livre de la mère. 

Il y a quelques années, lorsque son roman Les Voyageurs de l’Impériale était au programme de l’agrégation, j’avais beaucoup travaillé sur Louis Aragon (et d’ailleurs sur nombre d’essais et d’articles et d’essais de Nathalie Piégay, la spécialiste).

Pourtant, bizarrement, et alors même que le roman en question y invitait, je ne m’étais pas vraiment intéressée à son histoire familiale, en restant, en ce qui concerne la vie privée d’Aragon, à Elsa. Et c’est un peu dommage, parce qu’encore une fois, dans cette histoire, la vie a plus d’imagination que la fiction.

En cette rentrée littéraire, Nathalie Piégay nous invite donc à nous intéresser à une figure largement oubliée (Aragon n’est pas Gary) : Marguerite Toucas-Massillon, la mère de Louis Aragon.

A priori, il n’y a pourtant pas grand chose à en dire : lorsqu’elle se retrouve très jeune enceinte d’un notable, Louis Andrieux, qu’elle aimera toute sa vie, elle laisse sa mère gérer les choses. Et elle a beaucoup d’imagination, cette mère assez peu sympathique, abandonnée par son mari : voulant sauver les apparences, elle fait passer le petit Louis pour l’enfant d’un couple d’amis décédé qu’elle aurait adopté par grandeur d’âme.

Et c’est comme ça que Marguerite se retrouve officiellement être la grande sœur de l’enfant. Ça, c’est ce qu’on savait. Mais en menant son enquête, Nathalie Piégay nous démontre que l’histoire de cette femme est plus intéressante que les quelques lignes qu’on lui consacre dans les biographies de son fils, et qu’elle mérite d’être racontée.

Avec une histoire familiale pareille, rien d’étonnant à ce que Louis Aragon se soit tourné vers la fiction et ait entretenu un rapport complexe avec le réel, car de fait, depuis sa naissance sa vie est une fiction, et en cela ce texte se révèle une porte d’entrée intéressante dans l’œuvre du romancier.

Mais, surtout, il met en scène une figure féminine passionnante et intrigante, qui d’ailleurs ne cesse de se dérober à l’enquête, et pose la question de la condition féminine : amoureuse toute sa vie d’un homme qui ne sera jamais entièrement à elle, elle est aussi une mère empêchée, non parce qu’elle est privée physiquement de son fils, mais parce qu’elle est longtemps privée d’être sa mère. Elle est aussi, elle-même, une figure d’écrivain (elle écrivait des romans sentimentaux) et finalement un vrai personnage de roman.

C’est sur cette question, peut-être, que le bât blesse un peu : la lecture est passionnante, mais le texte ne choisit pas toujours bien son genre : récit ? Enquête ? Biographie ? Roman ? Ce n’est pas toujours très clair et c’est un peu dommage ; je regrette aussi un peu (mais ce n’était pas le sujet et Elsa elle-même est très effacée) que l’homosexualité d’Aragon soit un peu passée à la trappe.

Mais cela reste un texte très intéressant que je conseille à tous ceux qui de près ou de loin s’intéressent à Aragon (aux autres aussi, du reste).

Une femme invisible (lien affilié)
Nathalie PIÉGAY
Editions du Rocher, 2018

Les uns, les autres (collectif)

A chaque fois que je lis à son propos ou que je tombe sur une photo de lui, je vois quelqu’un qui est à côté du monde. Finalement un jour il en prend acte et il se tire une balle dans la tête. Voilà les raisons qui me conduisent à choisir Romain Gary comme camarade de discussion : la société de classe, la mauvaise réputation. Dernière chose : j’ai lu un témoignage d’un de ses amis qui disait : « Quand il est sûr que personne ne regarde, Romain Gary saute dans les flaques d’eau. » Peut-être qu’à deux on pourra sauter dans les flaques d’eau au grand jour, sous le regard de tous. (Martin Page, « Quand il est sûr que personne ne regarde… »)

Si on vous proposait de passer un moment avec un artiste disparu, qui choisiriez vous de rencontrer ? Et où ? C’est la question qui a été posée aux douze auteurs de ce recueil.

Nathalie Azoulai nous conduit au Pyla, avec le peintre Albert Marquet ; non loin de là, de l’autre côté du Bassin, Arnaud Cathrine nous plonge dans le quotidien de Cocteau et Radiguet au Piquey. Patrick Besson nous guide dans le Paris de Joseph Roth. Emmanuelle Delacomptée se plonge dans un film de Rohmer à Saint-Lunaire. A Omaha Beach, le détective Marlowe, le héros de Chandler, reprend vie sous la plume de Jean-Michel Delacomptée. Jean-Paul Enthoven croise Aragon à Paris. Yves Harté se lance sur les pas de Carlos Gardel à Bordeaux. Cecile Ladjali discute avec Baudelaire au Père-Lachaise (enfin plutôt au cimetière du Montparnasse a priori). Franck Maubert nous fait revivre Isabel Rawsthorne et Alberto Giacometti à Montparnasse. Celine Minard nous plonge dans un récit féérique au pays de Galle, avec Sylvia Townsend Warner. Eric Naulleau boit du saké avec Ozu à Tokyo. Martin Page déterre Romain Gary et le conduit à Mesquer…

Des textes d’une très grande variété, tantôt réalistes tantôt fantastique voire merveilleux, qui permettent de voyager, de retrouver des auteurs connus et d’en découvrir d’autres — qui nous font pénétrer dans l’univers d’artistes qui font ou non parti de notre univers.

C’est un recueil peuplé de fantômes, j’ai grandement apprécié tous les textes, mais ma préférence va tout de même à la nouvelle d’Arnaud Cathrine : d’abord parce qu’elle se déroule au Piquey, juste à côté du Cap-Ferret, que je visualise parfaitement les lieux (d’autant que j’ai de mon côté commencé des recherches sur les écrivains sur la presqu’île et donc sur Cocteau et Radiguet), mais surtout parce que c’est une histoire qui mêle l’amour, un amour désespéré et douloureux, et l’écriture.

Cependant, d’après ce que j’ai compris, le projet de ce recueil est né et a été mené à Arcachon, et deux nouvelles se déroulent donc sur le Bassin, et je me demande si cela n’aurait pas été intéressant, du coup, vu le nombre d’artistes qui y sont passés dans ce petit bout de paradis, d’entièrement le localiser là. On aurait croisé Anouilh dans sa maison des pêcheurs, Marcel Aymé, D’Annunzio, Heredia, et pourquoi pas Babar, né sur l’île aux oiseaux ? Bon, là je refais l’histoire à ma sauce, mais ce recueil est un vrai plaisir de lecture tel qu’il est !

Les uns, les autres
Robert Laffont, 2018