Je ne vis plus seulement avec ma tête, mais avec tout mon corps, avec ce moi sensible et sensuel si longtemps ignoré, sensible jusqu’au bout des ongles, vibrant, chaleureux, incontrôlable. Des émotions, chaudes, violentes, me submergent. Enfin je m’embrase complètement et la vie m’est révélée de mille façons : en cet instant d’ivresse et d’enchantement dans le taxi après le Louvre, en cet instant où, allongée sur mon lit, j’ai senti une vague de sensualité fondre sur tout mon corps… Jusqu’à présent, je ne laissais passer que les froides radiations de mes pensées ; aujourd’hui, j’offre ma chair brûlante et mon sang bouillonnant. Je suis femme.
Le précédent volume des journaux de jeunesse m’avait laissée profondément perplexe, et j’avais mis une éternité à le lire. J’ai été beaucoup plus rapide avec celui-ci, le dernier, d’une part parce qu’il est plus court, mais aussi et surtout parce qu’il est passionnant. Enfin, la fleur éclôt.
C’est le journal de la métamorphose, pourrait-on dire : Anaïs Nin y reconquiert pleinement sa puissance féminine en parvenant à sortir de sa dualité et à allier la vie intérieure (toujours riche) et le corps, notamment grâce à la danse. Elle laisse s’exprimer sa coquetterie, sa sensualité, son envie de séduire et de flirter. Elle se laisse enfin habiter par le désir, écrit, danse, voyage, et découvre la psychanalyse, ce qui lui permet de comprendre (et d’exprimer) ce qui cloche avec son mariage.
Elle est prête à rencontrer Henry Miller, et à devenir Anaïs Nin.
Ce volume a été une révélation, et j’ai pris un plaisir infini à le lire : Anaïs découvre ici qui elle est, pleinement, et accepte sa sensibilité, sa sensualité, sa subjectivité aussi et cette idée que son journal sera sa plus grande œuvre. Elle se laisse traverser par la pulsion de vie, se conforme de moins en moins aux standards de la vie domestique, et trouve petit à petit, chemin faisant, sa forme littéraire, sa manière d’être au monde teintée de paganisme. Elle se cherche encore : c’est une sorte de journal de crise, notamment de couple mais aussi identitaire : femme multifacettes (« pour moi, tu es comme un harem » lui dit Hugo), elle a encore du mal à s’affirmer, mais elle est en route vers l’authenticité.
Elle cherche également à gagner de l’argent avec l’écriture, mais cela ne fonctionne pas car elle a du mal à placer ses textes, qui ne sont pas conformes aux attentes des éditeurs.
A bien des égards, la découverte de la danse lui fait beaucoup de bien en la sortant de sa tête pour la lier à son corps. Mais c’est surtout la psychanalyse et la découverte de Freud qui fait l’effet d’une bombe, et permet de comprendre tout le reste de ce premier tome et en particulier le volume précédent. J’avais noté ce curieux point aveugle qu’était la sexualité et ses relations intimes avec Hugo, et la pruderie d’Anaïs, dont elle-même s’agace d’ailleurs en relisant. La lumière freudienne, aveuglante, permet de tout expliquer.
Un tome magnifique et palpitant de vie, qui s’arrête juste avant la rencontre avec Miller, et autant vous dire que j’ai hâte de lire la suite !
Journaux de jeunesse (1914-1931)
Anaïs NIN
Traduit de l’anglais par Béatrice Commengé
Stock, 2010