Janet, de Michèle Fitoussi : une femme inspirante

Cinquante-deux ans se sont écoulés — il lui semble que c’était à peine hier. Pour sa part, le temps se compte en feuillets. Des centaines de lettres de Paris, de Londres, de Rome, de Berlin, de Budapest, de Vienne, des portraits, des chroniques, des articles, des reportages, la plupart publiés par le New Yorker ; et puis des livres, des préfaces, des traductions, des correspondances, qui racontent cinq décennies rythmées par le travail, les voyages, les fêtes, les rires, le champagne, le sexe, l’amour. Janet a profité de tout. 

Si vous faites comme moi, le nom de Janet Flanner vous est totalement inconnu, ce qui est somme toute assez normal car cette femme, qui fut pourtant une des plus célèbres journalistes américaines, grande figure du New Yorker et du journalisme littéraire, incontournable dans le microcosme parisien du XXe siècle, est injustement tombée dans l’oubli depuis sa mort en 1978.

Heureusement pour nous, Michèle Fitoussi, qui s’y connaît en figures féminines inspirantes, a décidé de la remettre sur le devant de la scène.

Rien ne destinait a priori Janet Flanner, née dans une famille de Quackers aisés de l’Indiana, a devenir une star du journalisme : sa mère, une femme frustrée dans ses aspirations artistiques par le mariage et la maternité, voulait faire d’elle une actrice ; son père, aimant et effacé, n’avait guère d’opinion.

Mais son caractère affranchi fait des miracles : tombée amoureuse de l’Europe suite à un voyage familial, elle quitte New York pour Paris avec sa compagne Solita (je vous passe quelques épisodes de sa jeunesse). Commence alors une vie riche et inimitable.

Un roman passionnant, qui nous plonge dans l’effervescence des milieux intellectuels new yorkais puis parisiens. On croise le cercle de l’Algonquin, Hemingway, Nancy Cunard, Natalie Barney, Djuna Barnes, Sylvia Beach, Gertrude Stein et Alice Toklas, et tant d’autres, dans un tourbillon de vie bohème.

Surtout, on assiste à la naissance du New Yorkeret à celle d’un authentique écrivain : si elle a peiné à écrire de la fiction, a lutté contre la page blanche, Janet Flanner est pourtant plus qu’un reporter, même si elle a couvert tout le siècle, les années folles, la marche à la guerre, la Libération et les procès de Nuremberg etc.

Elle a donné ses lettres de noblesse à un genre, le journalisme littéraire, avant Truman Capote et Tom Wolfe.

Et quel personnage ! Libre, féministe, complexe, excessive et attachante, courageuse, grande amoureuse et véritable écrivain, elle a refusé de suivre la voie toute tracée devant elle, et s’est inventé un destin : on ne peut que l’admirer et avoir envie de s’en inspirer !

Janet (lien affilié)
Michèle FITOUSSI
Lattès, 2018

Héléna Rubinstein, de Michèle Fitoussi

La femme qui inventa la beauté

Tout ce que j’ai connu dans ma vie, les grands et les petits événements, le stress et les tensions, suffirait largement à remplir une demi-douzaine d’existences. – Héléna Rubinstein

Vous commencez à me connaître un petit peu, et vous savez que tout ce qui concerne la mode, la beauté, le style me passionne. Mais, si je connais la vie de Coco Chanel à peu près par cœur pour avoir lu nombre de biographies et vu plusieurs films, je ne connaissais pas du tout Héléna Rubinstein, dont je ne suis même pas sûre d’avoir utilisé un produit un jour. Et je l’ai découverte avec beaucoup de plaisir et d’intérêt.

Il s’agit donc d’une biographie, mais qui pourrait tout à fait être un roman, tant la vie de cette femme est étonnante et riche. Née à Kazimierz, faubourg juif de Cracovie, en 1872, elle part dans la vie sans beaucoup d’atouts : femme, juive, et pauvre. Mais elle est dotée d’un sacré caractère, et elle dit non au destin tout tracé qu’on veut lui imposer : se marier, faire des enfants, s’occuper de sa maison. Elle se veut libre, et à l’âge de 24 ans, elle s’exile en Australie.

Les débuts sont difficiles, mais grâce à son courage et à son obstination, à son amour du challenge, elle conquiert peu à peu le monde, et invente l’esthétique moderne, « l’impératrice de la beauté » comme la surnommait Jean Cocteau.

Et à travers cette vie d’Héléna Rubinstein, c’est aussi près d’un siècle d’histoire mondiale et d’histoire des femmes, d’histoire de l’art, d’histoire de la mode qui nous est donnée à voir. Héléna Rubinstein a vécu deux conflits mondiaux, a assisté (et participé) à l’émancipation progressive des femmes, et a rencontré les artistes les plus importants de son époque : Proust, Colette (cliente assidue de son salon parisien), Hemingway, Joyce, Brancusi, Matisse, Picasso, Dali, Frida Khalo… elle a aussi été l’amie et la cliente des grands noms de la mode : Poiret, Chanel, Dior… On ne peut qu’être subjugué par ce destin hors du commun.

Une femme inspirante

A la lecture, je n’ai pu m’empêcher de la comparer avec Chanel, avec qui elle s’entendait d’ailleurs très bien, car les similitudes sont nombreuses : elles sont toutes deux parties de rien, nées dans un milieu pauvre comme par une erreur d’aiguillage, car dès le départ elles ont un certain sens du luxe. Toutes deux ont l‘art d’accommoder l’histoire et de construire elles-mêmes leur légende, en mentant sur leur passé. Toutes deux ont un caractère dominateur et autoritaire, voire rebelle. Toutes deux étaient des « monstres sacrés ». Toute deux ont refusé le destin d’une femme à leur époque. Aucune des deux n’a réellement été heureuse dans sa vie privée.

Car c’est là, de fait, que le bât blesse dans le destin d’Héléna Rubinstein : au final, elle ne nous paraît pas particulièrement sympathique. Pas antipathique non plus, simplement trop « dure ». Elle ne sait pas aimer, et si sa vie professionnelle et mondaine est une réussite éclatante, sa vie personnelle en revanche n’est guère brillante. Et lorsque j’ai refermé le livre et que je me suis posé la question « a-t-elle été heureuse », j’ai eu envie de répondre « non ».

Néanmoins, j’ai passé un très agréable moment en compagnie de celle qui a inventé la beauté.

Héléna Rubinstein. La Femme qui inventa la beauté (lien affilié)
Michèle FITOUSSI
Grasset, 2010