New York sans New York de Philippe Delerm : journal d’antivoyage

Tous ces films regardés, toutes ces photos, tous ces albums, tous ces livres, non pas pour aller à New York un jour, mais un peu bizarrement, presque d’emblée et bien plus encore à présent, pour ne pas y aller, pour préserver le secret d’une ville essentielle qui ne supporterait pas d’être tant soit peu violée par la réalité.

La manière dont certains lieux se construisent dans notre imaginaire à partir de lectures, d’images, de rêverie est l’objet d’une discipline que l’on appelle géocritique. C’était un des axes d’études de ma thèse (sur l’Egypte) et l’objet d’un article qui me vaut une multitude de mentions. J’ai donc été très amusée par le principe de ce nouvel ouvrage de Philippe Delerm, un auteur que j’aime beaucoup.

Ici, par instantanés littéraires, il nous emmène non pas à New York, mais dans l’imaginaire de New York : comment la ville existe dans son esprit, construite à partir de films, de livres, de musique, de photographies… mais il ne s’agit pas d’une rêverie qui aurait pour but de préparer un voyage (comme je peux le proposer dans le voyage géographique). Non : le but est justement de ne pas aller à New York.

J’ai beaucoup aimé le principe, et j’ai beaucoup aimé ce voyage dans l’image personnelle de New York de Delerm. On croise beaucoup Woody Allen, quelques photographes comme Depardon ou Vivian Maier, des livres, Paris vs New York, Melville, Whitman, très peu Paul Auster (Delerm n’a pas tellement aimé). Les restaurants où il n’ira pas. Le 11 septembre. L’imaginaire des bruits, des odeurs, de la nourriture. Ce qui est intéressant ici, c’est de confronter notre imaginaire à celui de l’auteur, car d’une personne à l’autre, les références varient : chez moi il y aurait plus de Paul Auster évidemment, il y aurait Sex and the City bien sûr, d’autres films, d’autres livres…

Vraiment, j’ai beaucoup aimé cet antivoyage rafraîchissant et divertissant. Si vous aimez Delerm : foncez ! Surtout si vous n’allez pas à New York !

New York sans New York
Philippe DELERM
Seuil, 2022

L’extase du selfie et autres gestes qui nous disent, de Philippe Delerm : parler sans mots

On a fait l’amour. On pourrait dire qu’on est encore en train de faire l’amour. Mais non. La main cherche l’épaule de l’autre et s’y pose autrement. On vient de trouver le plaisir presque ensemble. Il semble que l’on est encore dans le plaisir, et cependant déjà si tranquilles, si sages. C’est bon de sentir toute la différence de ce geste, avant le moindre mot. Bon de sentir que, sans rupture, un vieux compagnonnage tendre se rétablit si vite, juste après. On a cru franchir des limites, toujours ce sentiment de franchir des limites, sans quoi l’amour ne serait rien. Et voilà qu’au-delà de la frontière le pays est à la fois nouveau et familier.

J’aime énormément Philippe Delerm, ses petits textes comme des poèmes qui décortiquent la banalité du quotidien. Chaque nouvelle publication est la promesse d’un plaisir somme toute court, mais vif et vivifiant. Le dernier ne déroge pas à la règle.

Ici, Delerm s’intéresse à ce que nos gestes disent de nous, ou plutôt au sens qui se trouve derrière nos gestes a priori les plus anodins, les plus instinctifs, les plus dénués de signification. Vapoter. Appeler le serveur au restaurant. Souffler dans le froid. Prendre un bébé dans ses bras. Toucher le tissus d’une robe. Passer la main sur un livre. Faire les carreaux. Prendre un selfie. Toucher l’autre, après l’amour.

Encore une fois, ce qui émerveille ici c’est cette attention subtile aux plus petits détails de la vie et notamment de la vie moderne : chaque geste est décrit avec une minutie extraordinaire, une précision d’orfèvre. Mais le plus étonnant, c’est le sens que Delerm met derrière des petites choses que l’on croit faire inconsciemment, involontairement, sans y penser et surtout sans rien vouloir signifier. Et pourtant, à chaque fois, on ne peut que s’exclamer « oh mais oui, c’est tout à fait ça ! ». Avec ce recueil, Delerm poursuit son étude à la fois amusée et tendre de la nature humaine, et le lecteur en ressort joyeux !

L’extase du selfie et autres gestes qui nous disent
Philippe DELERM
Seuil, 2019

1% Rentrée Littéraire 2019 – 8/6
By Hérisson

Et vous avez eu beau temps ? de Philippe Delerm

Et vous avez eu beau temps ? de Philippe DelermIl est peu de douleurs plus cruelles que d’être quitté par qui l’on aime. A cet irréductible chagrin, encore faut-il ajouter le questionnement de ceux qui viennent déposer une pincée de sel sur la blessure toute fraîche en demandant : « Et tu n’as rien senti venir ? »

Résolument, j’aime Philippe Delerm, son regard sur le monde à la fois candide et acéré. Le lire me fait toujours du bien, je ne saurais trop dire pourquoi, et son Journal d’un homme heureux en particulier m’avait beaucoup réconfortée. Alors en cette période de doutes, je me suis bien évidemment précipitée sur son dernier texte…

Dans ce nouvel opus, Delerm s’intéresse à la perfidie sous-jacente de certaines petites phrases a priori anodines, que l’on prononce sans y penser, ou que l’on entend sans forcément faire attention à ce qu’elles impliquent : « Et vous avez eu beau temps ? » à celui qui revient de vacances, « Et tu n’as rien senti venir ? » à celui qui vient de se faire larguer, « Vous étiez avant moi » dans la file d’attente, « Chez nous c’est trois » en faisant la bise, « on peut peut-être se tutoyer », et j’en passe…

Delerm est vraiment, encore une fois, l’entomologiste du quotidien : en peu de mots, il sait à la fois mettre le doigt sur les toutes petites choses auxquelles on n’aurait jamais pensé mais qui, une fois qu’elles nous ont été montrées, nous paraissent d’une évidence totale (combien de fois au cours de cette lecture me suis-je exclamée « mais oui ! Il a totalement raison ») et, à travers tout ça, raconter de petites histoires, microfictions qui racontent les failles, les creux, les bosses — celles de l’âme. Ce n’est pas son texte le plus gai, mais malgré tout, on en ressort encore une fois vivifié. Si vous aimez la petite musique de Delerm, foncez !

Et vous avez eu beau temps ?
Philippe DELERM
Seuil, 2018

Journal d’un homme heureux, de Philippe Delerm

Bonheur de ces années, de ces amis, de ces moments où personne n’essaie d’épater l’autre ; plaisir de ces soirées où l’on parle juste comme ça, mais où l’on pourrait presque se taire ensemble. Plaisir aussi d’être avec les enfants, et de leur créer des images. En marchant lentement vers la maison, mélancolie de tout cela, si vrai, si discrètement tendre, et que la mort d’un seul de nous peut balayer. La fête s’appelait fête des Mûres. Dans le jardin, le mûrier a donné de grosses baies juteuses, plus sucrées que celles des bois. Avant le feu d’artifice, nous en avons bu une liqueur délicieuse. Envie de commencer ce journal.

Un titre comme ça, au milieu de la morosité ambiante, j’avoue que tout de suite ça donne envie. Quand en plus l’auteur est Philippe Delerm, je ne peux absolument pas résister…

Du 6 septembre 1988 au 31 décembre 1989, avant le succès de La Première gorgée de bièrePhilippe Delerm a tenu un journal dont il nous offre aujourd’hui la lecture, journal sur lequel, de temps en temps, il pose le regard de l’homme qu’il est aujourd’hui, en 2016. De cette année, il dit qu’elle a sans doute été l’une des plus heureuse de sa vie.

Avec bonheur, on retrouve cette ambiance propre à Delerm, cette petite musique, ce regard porté sur le monde, cet éloge des plaisirs simples de la vie. Une soirée entre amis. Un feu dans la cheminée. S’occuper de Vincent. Faire l’amour. Lire. Ecrire.

Delerm, lorsqu’il a écrivait ce journal, avait à peu près l’âge que j’ai aujourd’hui. Pourtant, à part la littérature, l’écriture et la lecture, et les gens qu’on aime, c’est peu de dire que ses plaisirs sont loin d’être les miens ; j’irai même jusqu’à affirmer que son bonheur est constitué de ce qui donne une très bonne idée de l’Enfer pour moi : il aime la campagne, il aime l’automne et l’hiver, il aime son travail de prof, il aime la vie de famille tranquille.

Par contre, il déteste le milieu littéraire, les soirées et les cocktails, et ne semble guère aimer Paris.

Ce texte aurait donc pu, comme les autres d’ailleurs, me laisser à quai. Et pourtant, ça fonctionne, ça fait écho, parce que, malgré la différence évidente entre nos visions du monde, il y a cette communauté d’esprit. L’idée que l’essentiel est de trouver son équilibre et de se sentir à sa place dans le monde, dans la vie.

Un texte lumineux, parfois un peu pontifiant mais on lui pardonne : à défaut de rendre heureux, il rend gai et optimiste !

Journal d’un homme heureux
Philippe DELERM
Seuil, 2016

Les eaux troubles du mojito et autres belles raisons d’habiter sur terre, de Philippe Delerm

Alors ? Alors c’est incroyable, mais pour profiter vraiment du soir d’été, il faut que vienne au cœur l’idée de sa fragilité, la sensation qu’on le vit pour la dernière fois. J’ai fait une salade de fruits pour le dessert. Allumons une cigarette. Souvenons-nous du présent. Vivons dans le présent. Avec le sentiment que c’est presque impossible.

Philippe Delerm est de ces rares auteurs qui savent réenchanter le monde en mettant de la poésie dans le quotidien. De ces auteurs qui font du bien à l’âme, en nous apprenant à savourer les moments de joie les plus infimes et, en parfaits hédonistes, à savourer le moment présent.

Parce que la vie est belle, est qu’il y a plein de bonnes raisons d’habiter sur la terre : un enfant qui apprend à lire, les bruits de Venise, les soirs d’été, prendre le métro avec la personne qu’on aime, boire un mojito, se promener dans les jardins du Luxembourg, aller au théâtre, Bruges en hiver, pique-niquer sur l’autoroute, sourire à quelqu’un…

On peut lire ici ou là que ce texte est moins touchant, moins bon que les autres. Ce n’est pas mon avis : je crois simplement que certains, peut-être, commencent à se lasser de cette éternelle répétition du même principe. Pour ma part, je ne m’en lasse pas, et ce volume m’a autant touchée que les autres.

Cet art de mettre en avant les plus petites choses du quotidien, celles-là même devant lesquelles on passe sans y prêter attention. Cette écriture sensuelle, qui laisse place à la vue, à l’ouïe, au toucher, à l’odorat, au goût. Ces plaisirs simples : les amis, le soleil, la bonne chère, un bon verre, les terrasses, les voyages. L’amour.

Rappeler qu’il faut profiter de la vie peut paraître naïf. Mais c’est pourtant la grande force de ces textes et de cet auteur que, décidément, j’aime toujours autant.

Les eaux troubles du mojito et autres belles raisons d’habiter sur terre (lien affilié)
Philippe DELERM
Seuil, 2015

La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, de Philippe Delerm

C’est bon, la vie au conditionnel, comme autrefois, dans les jeux enfantins : « On aurait dit que tu serais… » Une vie inventée, qui prend à contre-pied les certitudes. Une vie presque : à portée de la main, cette fraîcheur. Une fantaisie modeste, vouée à la dégustation transposée des rites domestiques. Un petit vent de folie sage qui change tout sans rien changer…

Ce livre est sans doute un de ceux que j’ai le plus offerts. Parce qu’il porte avec lui une promesse de joie et de légèreté, une simplicité lumineuse, un attachement viscéral à la vie et à ses petits bonheurs. Ce que l’on a envie d’offrir aux gens que l’on aime.

La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, c’est l’éloge de l’hédonisme. Par petites touches, Delerm s’attache aux moments de plaisirs du quotidien. Plaisirs des sens, dont aucun n’est oublié : les goûts, les couleurs et les lumières, les sons, les parfums, les sensations tactiles. Parfois ils se mélangent dans une explosion synesthésique, d’autres fois non, on profite de chacun.

Comme une petite madeleine, les petits instants de joie pure s’égrainent et éveillent des souvenirs heureux. La première gorgée de bière. Savourer un croissant sur le trottoir. Cueillir des mûres. Rouler sur l’autoroute, la nuit. Manger un banana-split. Prendre un Porto. Lire sur la plage. Plonger dans un kaléidoscope. Jouer à la pétanque.

L’écriture précise de Delerm, attentive aux détails, aux plus petites choses, parvient parfaitement à rendre l’épaisseur de l’instant. Et cette période de morosité, cela fait un bien fou de se replonger dans cette invitation à la quiétude !

La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules (lien affilié)
Philippe DELERM
Gallimard, 1997

Je vais passer pour un vieux con et autres petites phrases qui en disent long, de Philippe Delerm

Les petites choses du quotidien

Dans la liste des précautions oratoires, celle-ci [« Je vais passer pour un vieux con »] occupe une place à part. Elle n’a pas l’aspect cauteleux, gourmé, en demi-teinte de ses congénères. Elle souhaite jouer la surprise par sa forme, une vulgarité appuyée qui aurait pour mission de gommer à l’avance le pire des soupçons : une pensée réactionnaire. L’interlocuteur ne doit pas se récrier avant la remarque promise. Mais une petite réticence aux commissures des lèvres signifiant « Toi, passer pour un vieux con ! ? » semble bienvenue. Elle était espérée.

Je l’ai déjà dit, j’aime énormément Philippe Delerm et, depuis La Première gorgée de bière, je lis tous ses ouvrages consacrés aux petites choses du quotidien.

Cette fois-ci, Philippe Delerm s’attache à décortiquer les petites phrases toutes faites qui émaillent notre quotidien et qui, loin d’être vides de sens, en disent au contraire beaucoup. « Je vais passer pour un vieux con », donc, mais aussi le déprimant « Vous n’avez aucun nouveau message » du répondeur, « j’étais pas né » ou autres « C’est peut-être mieux comme ça ».

Les interstices de la banalité

Comme à chaque fois, il fait mouche, et c’est un plaisir, presque une jouissance, de le suivre dans sa glose des petites phrases que l’on lâche souvent sans trop y penser et qui, de fait, sont lourdes de signification.

C’est amusant, souvent poétique, parfois touchant, et l’on parcourt l’ouvrage (trop rapidement… Delerm, c’est souvent trop court) le sourire aux lèvres et la voix intérieure s’exclamant « Ah mais oui, c’est tout à fait ça ! ».

Et c’est ce que j’admire chez Delerm : la manière dont il prête attention aux plus petites choses du quotidien pour en faire émerger la beauté, la manière dont il se glisse dans les interstices de la banalité la plus visiblement affligeante pour en montrer la profondeur.

Encore une fois, il nous propose donc un vrai petit bonheur de lecture, que je conseille sans réserve !

Je vais passer pour un vieux con et autres petites phrases qui en disent long (lien affilié)
Philippe DELERM
Seuil, 2012