Instantané #76 (le mirabellier qui ne voulait pas mourir)

Il était une fois un mirabellier qui tous les étés donnait à profusion de délicieux fruits juteux, sucrés et gorgés de soleil, que je me faisais une joie de récolter au milieu du mois d’août lorsque je m’arrêtais chez mes parents à la campagne avant de rentrer à Orléans. Il était très vieux, j’imagine : au bout du jardin, il avait poussé au bord du mur soutenant le terrain, et surplombait la rue en contre-bas, et pour moi, il avait toujours été là.

Mais un hiver, un orage l’a abattu. Il a fallu le couper, et il ne restait qu’un bout de son tronc, visiblement mort. A quelques mètres, mes parents ont planté un bébé mirabellier, qui l’an dernier a donné ses premiers fruits. Oh, pas beaucoup, il est tout petit, et je n’ai pu cueillir qu’une petite poignée de mirabelles, mais facilement : l’arbre n’est pas plus haut que moi.

Mais le vieux mirabellier n’avait pas dit son dernier mot, et quelle ne fut pas ma surprise, l’autre jour, en descendant au fond du jardin, de découvrir que du tronc que l’on croyait mort partaient de nouvelles branches s’élançant vers le ciel, et couvertes de fleurs, promesses de délicieux fruits à venir une fois encore.

J’ai trouvé le symbole fort beau, et résolument optimiste, une belle leçon de ce vieil arbre qui malgré les tourments que lui a imposés la vie, après quelques années de repli sur soi, s’est remis à pousser et à faire de nouvelles fleurs ! C’est ça, qu’on appelle la résilience !

Le Cri du corps, d’Anne-Véronique Herter

Ce sont des flocons de neige, pris un par un, isolés des autres faits, presque rien, un incident bête, pas de quoi fouetter un chat. Mais chaque flocon s’accroche à un deuxième, puis un troisième. Ils forment une boule, voire plusieurs, elles s’unissent et roulent ensemble, tout droit sur moi. Ce ne sont plus de petits détails qui salissent ma journée, ça devient ma vie. Je suis dans une avalanche, et je tourne. Je ne sais plus où je suis. Je dévale la pente, sans oxygène, mes bras se désarticulent, j’arrête de penser. Je laisse faire en attendant que quelque chose m’arrête. Rien ne stoppe la chute.

La question du bonheur et de la souffrance au travail est un enjeu essentiel de notre société. Comme en outre Anne-Véronique est une de mes amies, il m’a semblé évident que je devais lire cet ouvrage, même si j’ai attendu un peu parce que je savais qu’il faisait mal et que je manquais de solidité ces derniers temps. Bref.

Comment une entreprise devient-elle une machine à broyer de l’humain, alors que le travail, part essentielle de notre vie quotidienne, devrait-être un lieu d’épanouissement et de réalisation de soi

Le Cri du corps, sous-titré Harcèlement moral au travail : mécanismes, causes et conséquences est avant tout le récit/témoignage d’une victime et de sa traversée de l’Enfer : non seulement les faits qui ont conduit à son effondrement, les résonances sur son corps, sur l’image qu’elle a d’elle-même, finalement sur sa vie entière, mais aussi sa difficile et lente reconstruction.

C’est aussi un essai, et le récit d’Anne-Véronique est complété par les contributions importantes de son compagnon, l’être aimant/aidant qui montre à quel point l’entourage a un rôle fondamental à jouer, et de professionnels : la psychanalyste Anne-Catherine Sabas, qui a écrit la préface, la psychologue Isabelle Courdier, Olivier Hoeffel, consultant en qualité de vie au travail et gestion des risques psycho-sociaux, et deux avocats, Me Clément Raingeard et Me Marine Fréçon-Karout.

La première partie, le récit, est évidemment la plus importante et c’est un véritable coup de poing : les mots sur le papier font résonner la douleur jusque dans la chair du lecteur. De fait, si la douleur est morale, c’est le corps qui trinque et qui devient le symptôme que quelque chose ne va pas. Dans sa traversée des Enfers, la victime se sent dépossédée d’elle-même, et va jusqu’à se haïr. 

Chaque jour devient un supplice, se rendre au travail une épreuve qui déborde sur tout le reste de la vie quotidienne. Mais l’Enfer ne se termine pas lorsque l’on finit par se résoudre à quitter l’entreprise, quel que soit le moyen — non, le plus pervers dans l’histoire, c’est que c’est là qu’il commence vraiment : pendant, la victime tient, coûte que coûte, en s’abîmant, mais elle tient.

C’est après qu’elle s’effondre et que commence la reconstruction, la clinique, les psys — et des passages absolument magnifiques sur l’art-thérapie (un autre sujet qui m’intéresse beaucoup), ici la sculpture, qui permet le lâcher-prise et l’expression directe du corps (ce que ne permet pas complètement l’écriture).

Que de courage a dû faire preuve Anne-Véronique pour nous livrer un témoignage aussi poignant d’une expérience destructrice, qui marque à vie !

Alors que faire ? Les contributions en fin d’ouvrage proposent quelques pistes. La principale est tout de même la prise de conscience qu’un salarié efficace, c’est un salarié heureux et épanoui, et non un salarié pressé comme un citron. En cela, cet ouvrage est absolument fondamental, et il doit être lu par tous, parce que ce problème nous concerne tous !

Le Cri du corps (lien affilié)
Anne-Véronique HERTER
Michalon, 2018

Le livre que je ne voulais pas écrire, d’Erwan Larher

En tout cas un déclic vient de se faire en toi. Parce qu’Alice a prononcé le mot magique — partager ? Il n’est même pas certain qu’il ait franchi ses lèvres, mais même si tout est romancé, ils ont raison tes deux bienveillants amis ligués contre toi : tu es investi malgré toi d’une sorte de mission. Ce n’est pas le témoignage d’Erwan Larher qui est important, c’est ce que le seul écrivain présent ce soir-là au Bataclan en ferait s’il s’attaquait au sujet, au matériau.

Il serait facile de commencer en disant que c’est le livre que je ne voulais pas lire. Facile, mais pourtant vrai : jusque-là, j’ai soigneusement évité tous les ouvrages publiés sur le 13 novembre. Parce que je ne peux pas. Et puis voilà, il y a celui-là.

Erwan Larher, je ne le connaissais pas, ni comme écrivain (jamais lu, mais apparemment je loupais quelque chose — mais on ne peut pas tout lire) ni comme personne. Mais il se trouve que nous avons beaucoup d’amis en commun. Amis virtuels, amis réels, des personnes à qui je tiens et qui tiennent à lui.

Ces personnes, le soir du 13 novembre, alors qu’il était au Bataclan, puis que nul après l’assaut ne savait quel était son sort, ces personnes s’inquiétaient pour leur ami du Bataclan. Par contamination, capillarité, empathie, je ne sais pas, je me suis inquiétée aussi, cette nuit où je n’ai pas dormi.

Peut-être aussi parce que j’avais besoin de donner un visage à ces victimes, et qu’un homme qui était aussi précieux pour tant de gens ne pouvait être qu’une belle personne, que j’avais aussi envie de connaître.

C’est donc comme ça que j’ai lu ce livre que je ne voulais pas lire et que son auteur ne voulait pas écrire, mais que la nécessité lui a imposé.

Tout commence par l’histoire d’un garçon qui aime le rock — plus : le rock est inscrit dans son ADN. Et, comme il aime beaucoup Evil of Death Metal, il achète un ticket pour leur concert du Bataclan, le 13 novembre 2015…

C’est un texte dont on ne ressort pas indemne, on ne va pas se mentir : j’ai versé des litres de larmes, j’ai été bouleversée, et je vais avoir un mal fou à mettre des mots sur les choses, parce qu’il s’agit, vraiment, d’une expérience de lecture très intime, qui remue beaucoup de choses. Cathartique.

Mais, voyeurs, passez votre chemin : il n’y a ici nul sensationnalisme, nul exhibitionnisme, tout au contraire est en pudeur et en mise à distance du pathos. Peu de « je » — l’auteur se dédouble, s’adresse à lui-même, se met à distance et raconte l’essentiel à la deuxième personne. « Tu » met à distance le pathos, même dans les moments poignants — et il y en a, bien sûr, malgré une certaine forme d’autodérision qui ne semble jamais quitter l’auteur.

Le pendant, devenir caillou, l’après, la reconstruction. Le déclic, qui fait qu’il se sent obligé, par une force supérieure, d’écrire sur çaparce qu’il était le seul écrivain à vraiment pouvoir le faire, parce qu’il est le seul à l’avoir vécu, et que peut-être il l’a vécu parce qu’il devait l’écrire. Le destin.

Alors le livre se fait, sous nos yeux — mais en inventant autre chose : pas un témoignage, pas un récit, pas vraiment un roman non plus. Quelque chose, un objet littéraire, qui travaille la langue de l’intérieur, la dynamite parfois. Un livre qui s’invente par le fait même de s’écrire. Qui prend en compte toute la complexité du monde en intégrant les « vu de l’extérieur », textes que lui ont donné ses amis pour partager ce qu’ils ont vécu, ce soir là. Qui transfigure le réel et fait de ce moment un petit morceau de destin.

A la pulsion de mort, celle des démons terroristes dans l’âme desquels le livre fait parfois un détour, succède la pulsion de vie. L’amitié, valeur cardinale, le sexe, l’amour qui surgit et donne du sens à tout. Douloureux, ce texte est aussi, finalement, lumineux, et absolument nécessaire ! Un coup de coeur — ou plutôt un uppercut !

Le Livre que je ne voulais pas écrire
Erwan LARHER
Quidam, 2017

Coeur-Naufrage, de Delphine Bertholon

Je n’étais pas épanouie, encore moins comblée. Mais j’étais, disons, tranquillement malheureuse et avec le recul, ce n’était pas si mal. Je vivais à la manière d’un chat d’appartement, dans la sécurité confortable d’un périmètre contrôlé, toute pleine d’habitudes, lovée dans la croûte dorée d’une délicieuse routine. La routine, je m’en rends compte aujourd’hui, est ce qui nous reste lorsqu’on a tout perdu. J’étais tellement perdue que je m’accrochais à des bribes de réel — la Rose de Titanic sur son morceau de bois, immobile, impuissante, regardant mourir ses rêves dans l’eau réfrigérée.

Roman après roman, Delphine Bertholon s’affirme comme une auteure de grand talent, dont j’ai énormément aimé les textes précédents. Quoi de plus logique, donc, que de me plonger dans le dernier, dont le titre laisse attendre une histoire dont on ne sortira pas indemne ?

Lyla (avec un y) est traductrice, et elle a le sentiment de passer à côté de l’existence. Elle n’est pas heureuse, mais s’accroche néanmoins à son morne quotidien comme à une bouée de sauvetage, et laisse filer la vie. Jusqu’à ce qu’un message sur son répondeur réveille un monstre qu’elle croyait avoir étouffé et la ramène à l’été de ses 16 ans. La ramène à Joris.

Tel un funambule, Delphine Bertholon passe de Lyla à Joris, du passé au présent, et tisse un roman qui secoue, qui serre la gorge, qui fait mal parfois.

Un roman dont, encore une fois, le thème central est celui de la famille, et de la reconstruction : des êtres cassés, abîmés, qui vivent tant bien que mal sur des fondations en sables mouvants. Une mère tyrannique et abusive pour l’une, un père alcoolique et violent pour l’autre, un amour de vacances a priori sans conséquences, et pourtant… Chacun fait ce qu’il peut dans cette histoire, chacun essaie de composer avec les démons du passé, à s’en libérer, chacun cherche à se réconcilier avec lui-même.

Cœur-Naufrage est un roman sombre, douloureux, mais finalement lumineux, porté par une écriture intense et une narration parfaitement maîtrisée : encore une fois, Delphine Bertholon fait mouche et nous parle au creux de l’oreille de nos propres cicatrices. A lire absolument !

Cœur-Naufrage (lien affilié)
Delphine BERTHOLON
Lattès, 2017

La Légèreté, de Catherine Meurisse

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
BAUDELAIRE, « Élévation »

Un album que je voulais lire depuis sa sortie, d’abord parce que j’aime énormément le travail de Catherine Meurisse sur l’art et la littérature, et ensuite à cause du sujet. Or, il se trouve que j’ai, en plus, lu cet article le 15 juillet… De circonstance, on va dire, malheureusement.

Bande dessinée autobiographiqueLa Légèreté est l’histoire d’une reconstruction : comment, grâce à l’art et à la beauté, Catherine Meurisse a tant bien que mal réussi à rassembler les morceaux éparpillés de son âme.

Arrivée en retard rue Nicolas Appert le 7 janvier, à cause d’un chagrin d’amour, elle ne peut qu’assister, impuissante, aux événements, depuis l’immeuble voisin où elle s’est réfugiée. Evidemment traumatisée par la perte de ceux qui lui étaient chers, elle subit ce qu’il est convenu d’appeler un « choc post-traumatique« , le « syndrome de Charlie Hebdo » : dissociation, perte de mémoire, imaginaire bloqué…

Elle erre, démunie, jusqu’à ce jour où elle décide de s’installer quelque temps à la Villa Médicis, pour chercher à substituer à ce syndrome destructeur le « syndrome de Stendhal« . Réapprendre la légèreté.

Que dire ? C’est un sublime album, bouleversant, marchant sans cesse sur un fil entre l’humour et l’émotion, le comique et le tragique. L’horreur et la beauté. Le dessin de Catherine Meurisse est tout en nuances, certaines pages sont de véritables aquarelles dont déborde la poésie.

Un album salutaire par les temps qui courent.

La Légèreté (lien affilié)
Catherine MEURISSE
Dargaud, 2016

Les Corps inutiles, de Delphine Bertholon

Je poussai un long soupir, pour m’amuser, pour l’inquiéter. Nous étions le 29, et tous les 29, je testais mon pouvoir. Ce n’est pas comme si je voulais blesser les hommes délibérément… mais à défaut de pouvoir désirer, j’avais besoin du désir des autres. Le désir des autres, c’était, simplement, ma façon de survivre.

Les deux derniers romans de Delphine BertholonGrâce et Le Soleil à mes pieds, m’avaient totalement séduite, et c’est donc avec beaucoup d’enthousiasme que je me suis lancée dans la lecture de son dernier né.

Clémence a 15 ans. C’est l’âge de l’insouciance. Elle fête l’été, la fin du collège. Mais, dans une ruelle déserte, une mauvaise rencontre met fin à l’âge de l’innocence.

Clémence a 30 ans. Elle travaille à la Clinique, une usine qui fabrique des poupées grandeur nature pour célibataires fortunés. Tous les 29 du mois, elle célèbre un triste anniversaire en se mettant en chasse d’un homme pour la nuit. Elle baise, alors qu’elle n’aime pas ça, comme pour exorciser sa douleur.

Sur un sujet extrêmement difficile, Delphine Bertholon nous livre un roman maîtrisé à la perfection. Dans la majeure partie du roman, les deux temporalités de Clémence alternent : celle de ses quinze ans, racontée à la troisième personne, et celle de ses trente ans, à la première personne.

Dans ces deux temporalités, qui se répondent par des jeux d’échos et de symboles parfaitement orchestrés, résonne l’événement traumatique qui, comme dans un rite de passage, fait brutalement entrer Clémence dans le monde des adultes — et dans celui des apparences, de la comédie, des masques, motifs obsédants du roman.

Car Clémence ne parle pas : dotée de parents surprotecteurs, elle doit taire ce qui lui est arrivé pour préserver le peu de liberté dont elle dispose. Et c’est ce silence, ce secret, qui envahit tout et détruit tout.

C’est un texte qui fait mal, et qui pourtant fait du bien. Parce qu’il se lit, aussi, à un double niveau : la quête de soi et d’indépendance de Clémence, ses errances, sa violence, c’est aussi celle de tous les adolescents, et elle apparaît finalement comme une Belle au bois dormant rebelle qui finit par se réveiller après avoir traversé les neuf cercles de l’enfer.

Chacun de nous a ses fantômes, chacun de nous a ses douleurs, ses faiblesses, ses traumatismes qui nous hantent et nous empêchent d’avancer. Comment les exorciser ? C’est aussi ce que nous montre ce très beau roman sur la résilience, à ne laisser échapper sous aucun prétexte !

Les corps inutiles (lien affilié)
Delphine BERTHOLON
Lattès, 2015