Le grand Cœur, de Jean-Christophe Rufin

Déchiffrer son destin

Je pense confusément que ma mort, quand elle viendra, s’inscrira dans un destin et qu’il m’importe d’abord de le déchiffrer. […] Lorsque je me discipline à former des phrases, lorsque je me force à mettre de l’ordre dans ce que la vie a jeté pêle-mêle en moi, je ressens dans les doigts et dans l’esprit une douleur bien proche de la jouissance. Il me semble que je participe d’une façon nouvelle au laborieux accouchement par lequel ce qui est venu au monde y retourne, en forme d’écriture, après la longue gestation de l’oubli.

Repéré lors du passage de Jean-Christophe Rufin à la Grande Librairie, acheté après le numéro de Lire consacré au Moyen-Age, ce roman est resté en souffrance quelque temps, se faisant systématiquement griller la priorité par d’autres lectures plus urgentes. Mais à quelque chose malheur est bon, car si je l’avais lu dans la précipitation de la sortie, je n’aurais pas pu autant l’apprécier, le savourer, m’en délecter

Jacques Cœur, qui a déserté la dernière croisade en se faisant passer pour malade, se cache sur l’île de Chio. Il se sait traqué par des gens qui veulent le tuer, envoyés, pense-t-il, par le roi de France. Mais avant de mourir, il veut déchiffrer son destin, mettre de l’ordre dans le chaos de la vie, par l’écriture. C’est à cette exploration et remémoration que nous invite ce roman, l’écriture d’une vie qui a fait du fils d’un modeste fourreur l’homme le plus riche de France, plus riche que le roi et l’Etat.

Ce roman constitue un coup de cœur, sans jeu de mots. Vraiment. A écrire cet article j’en suis encore bouleversée.

Le monde ne suffit pas

Ce qui m’a frappée d’emblée, c’est le style, éminemment sensible et sensuel, parfois poétique. Les magnifiques phrases semées ça et là, sur l’écriture, sur l’imaginaire et la rêverie (« Ainsi le rêve n’était pas seulement la porte de la mélancolie, une simple absence au monde, mais beaucoup plus : la promesse d’une autre réalité« ).

Et surtout, quel personnage ! A travers ce roman, Jacques Cœur nous apparaît comme un être d’exception, à l’univers intérieur immense, rêveur contemplatif, mais surtout véritable intuitif, à qui la pratique de ce qui n’existe pas permet d’agir dans le monde réel. Tout le contraire d’un utopiste, il est plutôt un visionnaire, précurseur de la Renaissance.

Sa perception de l’argent, « songe pur » qui contient en lui une infinité de mondes possibles parce qu’il peut devenir ce que celui qui l’a entre ses doigts veut en faire, et du luxe, plus haute manifestation du travail des artisans, est très parlante.

En tout cas, moi, elle me parle. D’ailleurs, de manière générale, je me suis sentie complètement en phase avec ce personnage totalement fascinant, à qui le monde ne suffit pas et qui aurait voulu pouvoir vivre mille destins, bien embarrassé de devoir n’en choisir qu’un, aussi riche (au sens ontologique !) fût-il : en effet, il a l’impression, lorsqu’il fait un choix, de se dépouiller de toutes les possibilités dont il a le sentiment de porter le deuil douloureux. Et ça, c’est extrêmement moderne !

Et évidemment, il y a l’amour. Avec un nom pareil, me direz-vous, comment passer outre ? Et le grand amour de Jacques Coeur, dans ce roman, c’est Agnès Sorel. Histoire apocryphe d’ailleurs, car d’un point de vue historique on ne sait pas grand chose de leurs relations et il est peu probable qu’elles furent amoureuse.

D’ailleurs, ils ne sont pas amants dans le roman, sauf au tout dernier moment.

Mais Agnès Sorel fonctionne ici comme un double, une âme-sœur, qui comme Jacques Cœur vit dans le monde des rêves, mais en même temps possède une intelligence qu’on pourrait presque qualifier de machiavélique.

Finalement, ils sont presque frère et sœur, voire jumeaux. Âmes jumelles, il n’y a qu’un pas, que je franchis allègrement, puisque qu’Agnès dit : « Je te connais aussi bien que je me connais moi-même. Nous sommes les deux morceaux d’une étoile qui s’est brisée, en tombant un jour sur la terre. ». Magnifique !

Ce roman est un véritable petit bonheur, dont on sort avec l’impression d’avoir eu la chance de pouvoir vivre une vie supplémentaire. Je ne veux pas savoir quelle est la part d’histoire et la part de fiction. Je préfère rester naïve sur ce sujet. Pour moi, Jacques Cœur est un vrai personnage de roman.

Le grand Cœur (lien affilié)
Jean-Christophe RUFIN
Gallimard, 2012

3 réponses à « Le grand Cœur, de Jean-Christophe Rufin »

  1. Avatar de Week-end à Bourges | Cultur'elle

    […] même que je me fasse une petite escapade à Bourges. Encore plus depuis que j’avais lu Le Grand Coeur. Mais évidemment, je ne l’avais encore jamais fait. Seulement voilà, le week-end dernier, […]

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  2. Avatar de Promenade à Blois – Caroline Doudet

    […] Rufin, à qui je voulais pourtant dire combien j’avais adoré son Grand Coeur, était peut-être dans les parages, mais pas sur le stand Gallimard. J’ai résisté à la […]

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  3. Avatar de City Trip -Bourges – Caroline Doudet

    […] même que je me fasse une petite escapade à Bourges. Encore plus depuis que j’avais lu Le Grand Coeur. Mais évidemment, je ne l’avais encore jamais […]

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