Tu verras, les âmes se retrouvent toujours quelque part de Sabrina Philippe : être l’amour

C’était mon métier, l’amour, en parler, l’écouter. L’amour sans toutes ses variations, du coup de foudre à la rupture, de l’adultère à la solitude. J’en connaissais toutes les gammes, toutes les fausses notes. C’était venu comme ça. Etrangement, au fur et à mesure que mon mariage se décousait, on m’avait demandé d’éclairer les cœurs de mes conseils. Il faut croire que je le faisais bien, avec conviction, parce que j’étais devenue connue pour ça. Je passais plusieurs fois par semaine à la télévision, j’avais écrit un livre sur le célibat, je recevais d’innombrables courriers de couples au bord de la rupture. Paradoxe, paradoxe de ma vie solitaire où je pleurais le soir, et apportais des sourires sur des visages inconnus le jour.

Je n’avais strictement jamais entendu parler ni de ce roman, ni de son autrice, mais je suis tombée dessus l’autre jour en musardant dans une librairie et le titre m’a bien évidemment interpelée, pour ne pas dire appelée. Evidemment.

Le métier de la narratrice est de parler de l’amour, à la télévision et dans des livres. Pourtant, sait-elle réellement ce qu’est le véritable amour ? Dans un café de l’île saint-Louis où elle vient d’emménager après son divorce, elle rencontre une vieille femme qui lui raconte son histoire. L’histoire de l’amour, le vrai.

Un très beau roman, très sensible, et qui m’a beaucoup touchée de par quelques fulgurances (quelques synchronicités aussi). Néanmoins, il m’a manqué quelque chose pour être totalement ravie : c’est un roman sur les âmes sœurs, on l’aura compris (les vraies âmes sœurs, au sens spirituel) mais j’ai trouvé que la question était un peu escamotée sur la fin, que l’on ne comprenait pas clairement le but de tout ça. J’ai aussi eu l’impression que l’autrice mélangeait un peu certaines choses. Au final, j’ai lu le roman d’une traite ou presque, mais j’ai trouvé la fin un peu trop rapide, alors que le cœur était là. Mais cela reste une jolie lecture !

Tu verras, les âmes se retrouvent toujours quelque part
Sabrina PHILIPPE
Eyrolles, 2017 (Points, 2018)

Quatre moitiés, de  Alessio Maria Federici : les âmes-soeurs

L’amour nous change.

L’algorithme de Netflix commence à bien connaître mes goûts, et m’a proposé ce film le jour de sa sortie. Et j’ai tout de suite dit oui, car une petite comédie romantique, ça ne se refuse pas.

Un couple de jeunes mariés organise un dîner, au cours duquel ils présentent quatre de leurs amis célibataires qu’ils ont envie de voir ensemble. Ils ne sont néanmoins pas d’accord sur qui irait bien avec qui : pour elle, qui se ressemble s’assemble. Pour lui, les opposés s’attirent, et de toute façon, ce n’est pas important, car l’amour nous transforme.

A partir de là, deux intrigues parallèles selon les configurations possibles, et c’est un vrai plaisir à regarder. Quelle configuration fonctionne le mieux ? Il n’y a finalement pas de réponse, et j’ai beaucoup aimé cette idée même si elle met un peu à mal mes propres conceptions. En tout cas, le film interroge l’amour, et la manière dont nous changeons, sans forcément y penser, et c’est une joie de voir les quatre personnages évoluer différemment, se transformer, faire des choix différents selon le partenaire qu’il a choisi ! Le film est très intelligent, nourri de références pertinentes pour interroger le mythe platonicien des âmes-soeurs à l’aide d’un procédé que l’on pourrait qualifier de quantique !

Si vous avez Netflix, foncez : une belle soirée vous attend !

Quatre moitiés
Alessio Maria FEDERICI
Netflix, 2021

Les Vies liées, de Catherine Balance : le lien invisible

On est influencé par son passé et sa lignée, c’est sûr, mais pour moi, rien n’est figé ni déterminé. De grandes lignes sont plus ou moins dessinées pour chaque être et nous pouvons modifier le cours de ce tracé. Nous restons libres de décider. Seulement pour y arriver, il faut quand même faire un travail. […] En nettoyant le traumatisme à l’origine. Et là, on n’aura plus besoin de porter ces mémoires.

J’avais beaucoup aimé le premier roman de Catherine Balance, Une autre voix que la mienne. Et puis ça en était resté là, sans que je m’intéresse davantage à son travail. Et puis, voilà ce qui s’est passé récemment : pour mon projet, j’ai étudié Le voyage du héros, qu’elle avait co-traduit. Elle est tombée sur mon article, m’a remerciée, et m’a proposé de m’envoyer deux ouvrages qui venaient de sortir, celui de Robert Dilts sur La magie du langage qu’elle avait également co-traduit, son petit livre pour développer son intuition, et m’a aussi offert de m’envoyer ce roman, son deuxième, à sa sortie. Et l’autre jour, dans Il n’est jamais trop tard pour éclore, je suis tombée sur une référence à un stage animé par Catherine. J’ai trouvé que ça commençait à faire beaucoup, et je me suis dit que ce roman avait certainement quelque chose à me dire. Et je ne me trompais pas.

Dans ce roman, nous retrouvons Maude, le personnage principal de Une autre voix que la mienne. Elle travaille sa médiumnité récemment découverte avec Josette, et elles décident toutes les deux de se rendre quelque temps à Bali. A l’aéroport, peu avant d’embarquer, elles font la connaissance d’Emilie, et immédiatement, entre elle et Maude un lien fort se crée. On leur dit qu’elles sont liées par des vies passées en commun, mais c’est peut-être plus que ça, et lorsqu’Emilie disparaît Maude sent qu’elle est la seule à pouvoir l’aider.

J’ai dévoré ce roman, qui aborde des sujets qui me passionnent : la médiumnité, les liens karmiques, l’énergie, l’intuition, c’est encore une fois un roman très « cauwelaertien » qui, à travers une histoire originale, nous ouvre à de nouvelles perspectives et nous pousse à nous interroger sur ce que nous ne comprenons pas. Mais il y a bien plus : déjà, certaines références au roman précédent (il n’y a néanmoins pas besoin de l’avoir lu pour lire celui-ci) m’ont fait l’effet de petites bombes à retardement : je me suis rendu compte qu’à l’époque déjà, je recevais des informations qui allaient m’être utiles, mais je ne les voyais pas. Mais surtout, comme je le disais plus haut, je sentais que ce roman avait un message pour moi, et le fait est qu’il m’a apporté la clé qui je pense me manquait depuis toujours. Sous la forme d’un choc, on ne va pas se mentir, mais salutaire. Et ça, j’en parlerai demain.

Les vies liées
Catherine BALANCE
Librinova, 2021

La traversée de nos rêves, d’Andreea Badea

Le mal du pays l’a saisi par surprise, comme dans un coupe-gorge. C’était le 25 décembre 1989. Il regardait les informations à la télévision de sa chambre sous les combles lorsqu’il a reconnu leurs visages sur l’écran. Ils ressemblaient à deux petits vieux au pied du mur, Elena, Nicolae, le jour du Jugement dernier. Le procès s’était tenu le matin même, dans une pièce sinistre et jaunâtre, à Târgoviste. Le couple Ceausescu se retrouvait isolé dans un coin ; une table et plusieurs chaises faisaient rempart. Les chefs d’accusation pleuvaient : crime contre le peuple roumain, génocide, obscurantisme. Par leur faute, les camarades avaient été affamés, tenus dans le froid et le noir. Andrei s’est souvenu.

Ce roman, c’est un peu une fierté pour moi : lors du premier Mazarine Book Day, j’avais eu un coup de cœur pour le projet d’Andreea (et j’étais assez confiante puisqu’à la fin de mon article sur cette journée, j’avais écrit : l’idée que peut-être un de mes coups de cœurs, dans quelques mois, et bien vous pourrez le lire parce qu’il sera devenu un livre, ça me met en joie), et j’ai été extrêmement heureuse d’apprendre que je n’avais pas été la seule à l’aimer, et qu’elle était lauréate de cette première édition.

Il aura fallu attendre de longs mois, mais quel plaisir de tenir enfin ce roman entre mes mains ! Et quel roman !

Peu après leur rencontre à l’été 1986, qui leur a permis de nouer une profonde amitié, Andrei et Silvia, avides de liberté dans un pays dont le régime oppressif se durcit de jour en jour, sont obligés de fuir et, comme beaucoup, se réfugient à l’ouest. Pressés de vivre, ils sont pourtant très vite séparés, et chacun se retrouve seul dans cette nouvelle vie

Un très bon premier roman qui, par sa construction narrative parfaitement maîtrisée, nous offre tout un pan d’Histoire à travers celle de ses deux héros, et l’évocation de la Roumanie sous et après Ceausescu est absolument passionnante et très instructive, d’autant qu’elle a éveillé chez moi des souvenirs à la fois vagues et précis de cette période, même si je ne comprenais pas ce qui se passait.

J’ai beaucoup apprécié aussi l’aspect dialogique, autour de deux conceptions du monde et de ce qu’il faut faire pour le changer, Andrei et Silvia n’ayant pas les mêmes idées.

Mais au-delà de la grande histoire, c’est l’intime de ces deux êtres qui m’a touchée : l’exil, et les choix — ce que l’on fait de sa vie et qui est parfois en discordance avec ses désirs profonds, la volonté de prendre de nouveaux départs. L’idée, surtout, qu’il faut d’abord se trouver soi avant de pouvoir trouver l’autre et que les âmes-soeurs sont celles qui s’aident l’une l’autre à grandir, même si elles sont séparées. Et qu’elles finissent par se retrouver si elles savent s’attendre.

Bref : un très beau roman, et une nouvelle auteure à découvrir !

La Traversée de nos rêves (lien affilié)
Andreea BADEA
Mazarine, 2018

Des jours et des nuits ou le rire de Sara, de Gilbert Sinoué

Le retour des âmes

C’était donc cela, l’amour ? Un irrésistible appel ? Le désir impérieux de se consumer jusqu’à tomber en cendres ? L’homme devait-il s’anéantir pour renaître grandi ? Ou alors, n’était-ce qu’un pur instant de damnation ; le regard d’Orphée sur Eurydice aux portes de l’enfer ?

Enfin. C’est le mot que j’avais à l’esprit lorsque j’ai tenu ce roman dans mes mains, et que j’ai pu m’y plonger. Il a grillé la priorité à tout le monde dans la file d’attente.

Il faut que je vous raconte son histoire : quelqu’un l’a mentionné un jour, aux débuts du blog, dans les commentaires, en disant que c’était le plus beaux des romans sur le retour des âmes. Vous pensez bien qu’il n’en fallait pas plus pour me tenter. Mais hélas il n’est plus disponible ni neuf ni d’occasion, et je m’étais, plus ou moins, fait une raison.

Mais voilà, il y a quelques temps, une lectrice m’a envoyé un message pour me proposer un échange, et… elle l’avait. Oui, elle l’avait, et la malédiction postale dont je suis l’objet l’ayant épargné… enfin bref, destin, hasard, coïncidence, nécessité, j’ai enfin pu lire ce roman.

Nous sommes en Argentine, en 1930. Ricardo Vacarezza, à 40 ans, semble tout avoir pour être heureux. Riche héritier d’une immense fortune, il s’apprête à épouser Flora, qui l’aime éperdument et qu’il pense aimer aussi, même s’il ne le lui dit pas, les mots « je t’aime » lui semblant galvaudés.

Mais il se met à rêver d’une femme. Des cauchemars dont il se réveille avec une étrange sensation de réel, et qui paniquent Flora car il parle dans une langue étrangère et avec une voix qui n’est pas la sienne. Commence alors pour lui le début d’un voyage à la recherche de lui-même et de cette femme…

Amour tragique

Il y a des livres dont on attend tellement qu’ils ne peuvent que nous décevoir. Et puis, il y a ceux qui savent combler nos attentes, aussi grandes soient-elles. Des jours et des nuits fait indéniablement partie de la deuxième catégorie.

Je l’ai dévoré, presque au sens littéral du terme tant j’ai le sentiment qu’il m’a nourrie, intellectuellement et spirituellement. Ce « roman métaphysique » comme le qualifie François Busnel dans sa magnifique préface, invite le lecteur à un véritable cheminement « dans les contrées les plus reculées de l’âme » afin d' »apprendre à écouter son âme » (je cite toujours Busnel).

C’est la poésie de la langue, d’abord, qui happe le lecteur et l’entraîne à suivre Ricardo et à, comme lui, s’interroger, forger des théories, tâtonner, jusqu’à ce que l’évidence l’aveugle. Et c’est cette évidence qui constitue l’essence même de ce roman, qui parvient à mêler la psychanalyse jungienne, l’ésotérisme et les mythes.

Concernant la psychanalyse, qui n’en est encore qu’à ses balbutiements, on note évidemment l’importance des rêves et la théorie de l’intercommunication des inconscients, qui tend à un dialogue des âmes ; le roman lui-même est tissé de symboles, auxquels il faut être attentif.

Mais pas seulement : la vie du héros est parsemée de coïncidences, de celles qui lui font, toujours, rencontrer la bonne personne au bon moment, celle qui saura l’éclairer et le conduire un peu plus loin. Tout cela, mêlé aux légendes indiennes et à l’idée du chamanisme, m’a finalement fait penser à la théorie de la synchronicité de Jung, et même si cela n’est pas explicite, je pense vraiment que l’auteur a su faire son miel des travaux du psychanalyste penchant parfois vers l’occulte.

Et puis, à un niveau plus élevé, il y a une relecture du mythe des amants tragiques dont vous savez qu’il me fascine : à partir du mythe de l’androgyne de Platon, l’idée émerge que ces amours absolues où les deux moitiés d’âmes se retrouvent, étant d’essence divine, seraient interdites : parce qu’elles provoquent la jalousie des dieux, elles ne peuvent que mener les amants à la mort.

Orphée et Eurydice, Tristan et Yseult, Roméo et Juliette, Héloïse et Abélard, autant d’exemples de cette malédiction« La mort. Inéluctable. Toujours la mort. Soeur jumelle des trop grandes amours qui ne peuvent survivre à leur perfection. Comme s’il existait une sorte de fatalité inscrite dans la chair des amants depuis des temps immémoriaux. Si les amours absolues incarnent la plénitude de la vie face à la mort, elles ne sauraient se réaliser qu’à travers le trépas ». 

Terriblement triste et pessimiste, mais terriblement beau : les âmes s’appellent, elles se cherchent, mais les dieux mettent tout en œuvre pour les empêcher d’être ensemble, parce que cet amour absolu n’est pas pour les humains.

Un livre magistral donc, qui n’a pas apporté de réponses à mes questions parce qu’il n’y en a pas, mais qui m’a littéralement envoûtée.

Des jours et des nuits ou le rire de Sara (lien affilié : il est à nouveau disponible)
Gilbert SINOUÉ
Gallimard, 2001 (Folio, 2002)

Le grand Cœur, de Jean-Christophe Rufin

Déchiffrer son destin

Je pense confusément que ma mort, quand elle viendra, s’inscrira dans un destin et qu’il m’importe d’abord de le déchiffrer. […] Lorsque je me discipline à former des phrases, lorsque je me force à mettre de l’ordre dans ce que la vie a jeté pêle-mêle en moi, je ressens dans les doigts et dans l’esprit une douleur bien proche de la jouissance. Il me semble que je participe d’une façon nouvelle au laborieux accouchement par lequel ce qui est venu au monde y retourne, en forme d’écriture, après la longue gestation de l’oubli.

Repéré lors du passage de Jean-Christophe Rufin à la Grande Librairie, acheté après le numéro de Lire consacré au Moyen-Age, ce roman est resté en souffrance quelque temps, se faisant systématiquement griller la priorité par d’autres lectures plus urgentes. Mais à quelque chose malheur est bon, car si je l’avais lu dans la précipitation de la sortie, je n’aurais pas pu autant l’apprécier, le savourer, m’en délecter

Jacques Cœur, qui a déserté la dernière croisade en se faisant passer pour malade, se cache sur l’île de Chio. Il se sait traqué par des gens qui veulent le tuer, envoyés, pense-t-il, par le roi de France. Mais avant de mourir, il veut déchiffrer son destin, mettre de l’ordre dans le chaos de la vie, par l’écriture. C’est à cette exploration et remémoration que nous invite ce roman, l’écriture d’une vie qui a fait du fils d’un modeste fourreur l’homme le plus riche de France, plus riche que le roi et l’Etat.

Ce roman constitue un coup de cœur, sans jeu de mots. Vraiment. A écrire cet article j’en suis encore bouleversée.

Le monde ne suffit pas

Ce qui m’a frappée d’emblée, c’est le style, éminemment sensible et sensuel, parfois poétique. Les magnifiques phrases semées ça et là, sur l’écriture, sur l’imaginaire et la rêverie (« Ainsi le rêve n’était pas seulement la porte de la mélancolie, une simple absence au monde, mais beaucoup plus : la promesse d’une autre réalité« ).

Et surtout, quel personnage ! A travers ce roman, Jacques Cœur nous apparaît comme un être d’exception, à l’univers intérieur immense, rêveur contemplatif, mais surtout véritable intuitif, à qui la pratique de ce qui n’existe pas permet d’agir dans le monde réel. Tout le contraire d’un utopiste, il est plutôt un visionnaire, précurseur de la Renaissance.

Sa perception de l’argent, « songe pur » qui contient en lui une infinité de mondes possibles parce qu’il peut devenir ce que celui qui l’a entre ses doigts veut en faire, et du luxe, plus haute manifestation du travail des artisans, est très parlante.

En tout cas, moi, elle me parle. D’ailleurs, de manière générale, je me suis sentie complètement en phase avec ce personnage totalement fascinant, à qui le monde ne suffit pas et qui aurait voulu pouvoir vivre mille destins, bien embarrassé de devoir n’en choisir qu’un, aussi riche (au sens ontologique !) fût-il : en effet, il a l’impression, lorsqu’il fait un choix, de se dépouiller de toutes les possibilités dont il a le sentiment de porter le deuil douloureux. Et ça, c’est extrêmement moderne !

Et évidemment, il y a l’amour. Avec un nom pareil, me direz-vous, comment passer outre ? Et le grand amour de Jacques Coeur, dans ce roman, c’est Agnès Sorel. Histoire apocryphe d’ailleurs, car d’un point de vue historique on ne sait pas grand chose de leurs relations et il est peu probable qu’elles furent amoureuse.

D’ailleurs, ils ne sont pas amants dans le roman, sauf au tout dernier moment.

Mais Agnès Sorel fonctionne ici comme un double, une âme-sœur, qui comme Jacques Cœur vit dans le monde des rêves, mais en même temps possède une intelligence qu’on pourrait presque qualifier de machiavélique.

Finalement, ils sont presque frère et sœur, voire jumeaux. Âmes jumelles, il n’y a qu’un pas, que je franchis allègrement, puisque qu’Agnès dit : « Je te connais aussi bien que je me connais moi-même. Nous sommes les deux morceaux d’une étoile qui s’est brisée, en tombant un jour sur la terre. ». Magnifique !

Ce roman est un véritable petit bonheur, dont on sort avec l’impression d’avoir eu la chance de pouvoir vivre une vie supplémentaire. Je ne veux pas savoir quelle est la part d’histoire et la part de fiction. Je préfère rester naïve sur ce sujet. Pour moi, Jacques Cœur est un vrai personnage de roman.

Le grand Cœur (lien affilié)
Jean-Christophe RUFIN
Gallimard, 2012

A la santé d’Henry Miller, d’Olivier Bernabé

Voyage vers soi

Il faut dire que j’étais tenaillé entre une curiosité presque douloureuse, qui se transformait peu à peu en obsession, et la peur de savoir, d’apprendre quelque chose de lourd, de profond, qui me dérangerait, me perturberait. Je craignais que me fût révélée la vérité, d’avoir accès au secret. Un peu comme un enfant sur le point de perdre ses illusions, qui a compris avant d’être officiellement informé, que le père Noël n’existe pas, et que les petites souris se contentent de bouffer du fromage, mais qui retarde ce moment de toutes ses forces. Savoir est à la fois naissance et enterrement.

Lorsque commence cette histoire, Balthazar Saint-Cène, le narrateur, mène la vie peu palpitante mais confortable de riche antiquaire, marié à une femme qu’il aime profondément et père d’un adolescent. Délicieusement misanthrope à tendance asocial, il rencontre, à l’occasion d’un mariage où il s’ennuyait, Alma, qui lui annonce qu’elle est son ange gardien, avant de disparaître, puis de réapparaître quelques temps plus tard et de l’entraîner dans un pèlerinage vers lui même.

Et Henry Miller ? C’est une autre histoire.

Derrière un titre énigmatique se cache un roman qui ne l’est pas moins, et qui m’a littéralement transportée. Parfois, je reproche à certains livres de ne pas m’avoir interrogée, et de ne rien m’avoir appris. C’est loin d’être le cas de celui-ci.

J’ai beaucoup aimé ce narrateur cynique et misanthrope, nous proposant des observations sur le monde très savoureuses et très drôles, en tout cas au début, car le roman tend à s’assombrir au fur et à mesure du parcours initiatique de son héros : c’est en effet l’histoire, somme toute assez classique, d’un homme qui se rend compte, grâce à une rencontre, qu’il n’est pas en phase avec sa vie et qu’il a fait les mauvais choix.

Il y a donc tout un questionnement sur la recherche de soi, le fait d’arrêter de faire semblant avec soi-même. Il utilise même le terme d’Eveil, comme le bouddha.

La transfiguration par l’amour

Et puis il y a la question de cette rencontre lumineuse avec Alma, dont je ne vous dirai pas qui elle est mais qui est l’objet de pages d’une beauté inouïe sur cet amour qui est comme une évidence et qui ne peut se comparer à rien.

Un amour qui est le détonateur d’un changement de vie, un amour qui nous transforme, nous transfigure et nous fait devenir nous-même, faisant émerger la part intime de notre être qui était encore cachée, en devenir, n’attendant que l’alchimiste qui saurait la transmuer, un amour qui donne envie de croire en Dieu : l’amour, pas forcément amoureux, de notre Autre nous-même, de l’autre moitié de nous, notre âme jumelle (que l’auteur confond allègrement avec l’âme-sœur, mais passons).

Je rassure tout de suite les réfractaires à l’ésotérisme : si cet aspect est bien présent dans le texte, il est pour ainsi dire latent et explicite seulement à un moment.

La création artistique

Tout un pan du roman est également consacré à l’art, à travers tout d’abord le métier d’antiquaire, un métier qui m’aurait plu (me plairait ?), vu mon attachement aux vieilles choses (non, je ne parle pas uniquement des hommes là). Le goût commun de Balthazar et Alma pour ce peintre grandiose qu’est Gustave Moreau, dont le musée assez méconnu, où j’ai passé de merveilleuses heures, donne l’occasion de très belles pages.

Et Henry Miller, bien sûr, le motif de l’écriture, comme un fil rouge. Une belle citation de Miller dans le roman m’a transportée et m’a donné envie de lire cet écrivain que je ne connais que de nom : « Je m’aperçus que le désir de toute ma vie n’était pas de vivre. Mais de m’exprimer. Je me rendis compte que jamais la vie n’avait éveillé en moi le moindre intérêt. Tout ce qui m’intéressait, c’est ce que je fais maintenant : quelque chose de parallèle à la vie, qui participe d’elle en même temps, et la dépasse…« . Je n’aurais pas dit mieux…

Un roman bouleversant et exaltant, parfois drôle et parfois émouvant (oui, j’ai pleuré), qui n’est pas exempt de petits défauts (la présentation fantaisiste des dialogues notamment) mais ces derniers sont éclipsés par les grandes qualités. Un roman qui permet de réfléchir sur soi, sur les liens qui nous unissent aux autres êtres, sur l’amour universel, le lien indestructible des âmes…

A la santé d’Henry Miller (lien affilié)
Olivier BERNABÉ
Editions Persée, 2011