Il ignorait encore que la mémoire n’a pas de ces esthétismes, que la mémoire n’a pas bon goût, et que l’image, pour lui, du bonheur perdu, ce serait une image anonyme et sans intérêt évident : Béatrice se retournant vers lui, par exemple, avant d’entrer dans un taxi. On ne se rappelle jamais, quand quelqu’un ne vous aime plus, sa voix, avant, disant « Je t’aime » ; on se rappelle sa voix disant « Il fait froid, ce soir » ou « Ton chandail est trop long ». On ne se rappelle pas un visage bouleversé par le plaisir, on se rappelle un visage distrait, hésitant, sous la pluie. Comme si la mémoire était, tout autant que l’intelligence, délibérément insoumise aux mouvements du cœur.
Je ne sais pas pourquoi, après avoir achevé La Vagabonde, j’ai eu envie de me replonger dans ce roman de Françoise Sagan que j’avais commencé à lire il y a des semaines, mais que j’avais abandonné, sans trop de raisons, sinon celle que ce n’était sans doute pas le moment. Je m’y suis replongée, y retrouvant la thématique du théâtre et celle bien sûr de l’amour, avec délices.
Le Lit défait, c’est l’histoire d’une deuxième chance. Il y a cinq ans, Béatrice, une actrice croqueuse d’hommes, avait quitté Edouard qui manquait d’envergure pour elle, et elle l’avait rapidement oublié dans d’autres bras. Mais le voilà devenu un écrivain à succès, et lui n’a pas oublié Béatrice qui, pour la première fois de sa vie, pourrait bien découvrir le sens du verbe aimer.
Quel bonheur que ce roman dans lequel j’ai retrouvé tout ce que j’aime chez Françoise Sagan : cette petite musique où le lyrisme se teinte toujours d’un léger sarcasme désabusé, une ambiance décadente faite de mondanités, d’alcool qui coule à flots, de sensualité bouleversante et de séduction, et cette analyse magistrale du désir, du plaisir et des sursauts du cœur.
Face à face, deux personnages dont je ne saurais trop dire lequel m’a le plus émue, car les deux sont venus toucher une partie de moi. Béatrice est un magnifique personnage féminin, légère et frivole, toute en incohérence et en complexité, une séductrice (son nom de famille est Valmont) qui se retrouve prise au dépourvu par les sentiments, dont elle ne sait pas trop quoi faire, et se met à agir ingénument. Quant à Edouard, superbe personnage d’écrivain, ce qui permet à Sagan d’interroger aussi ce qu’est écrire, c’est un homme sensible et sincère, qui se donne entièrement à l’amour, mais a du mal à croire qu’on puisse l’aimer.
Et c’est beau, cette lutte contre soi dont on ne sait pas trop comment elle se terminera. Pour tout dire, la fin m’a un peu surprise, et je crois qu’elle a également surpris l’autrice, qui ne l’a pas vue venir tant les indices dans le texte, une certaine mélancolie qui plane, en annoncent une autre, et c’est d’autant plus délicieux.
C’est un roman de la maturité, on y sent toute l‘expérience de femme et d’amoureuse de Françoise Sagan, et certains passages touchent au sublime. Un grand et beau roman !
Le Lit défait (lien affilié)
Françoise SAGAN
Flammarion, 1977 (Livre de Poche)









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