Il ne nous suffit pas, à nous, d’enregistrer, construire, déduire le sens des événements qui se produisent autour de nous. Non : nous avons besoin que ce sens se déploie — et ce qui le fait se déployer, ce n’est pas le langage mais le récit. C’est pourquoi tous les humains élaborent des façons de marquer le temps (rituels, dates, calendriers, fêtes saisonnières etc.) — marquage indispensable à l’éclosion des récits.
Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu Nancy Huston, autrice dont pourtant les textes me nourrissent et me donnent à penser. Aucune raison à cela, simplement le manque d’occasion. Mais l’autre jour, je ne sais plus où d’ailleurs, je suis tombée sur un extrait de cet essai de 2008 sur le récit et la fiction, et, toujours intéressée par ce type de réflexions, j’ai eu envie de le découvrir.
Tout part d’une expérience d’atelier menée en prison, et de la question d’une des détenues : pourquoi raconter des histoires alors que la réalité est déjà souvent incroyable ? Nancy Huston se met alors en quête d’une réponse à apporter. Le fait est que la fiction est le propre de l’espèce humaine, qui ne se contente pas de vivre les événements mais cherche toujours à leur donner du sens, et l’humain raconte des histoires sans doute depuis toujours : c’est l’espèce fabulatrice, au sens non de mensonge mais de récit, fabula.
A partir de là, tout peut être considéré comme de la fiction, y compris tout ce qui nous semble constituer notre identité (notre nom, notre patrie, notre religion, notre race, notre sexe), mais aussi notre culture, construite sur un phénomène d’inclusion/exclusion, nous contre eux. Et si tout est fiction (ce qui n’est pas une critique mais une constatation : c’est comme ça que fonctionne le cerveau humain, on ne le changera pas) et que nous mêmes sommes des personnages, il faut alors se défier des mauvaises fictions (la guerre), et s’attacher aux bonnes (l’amour).
Une nouvelle fois un essai passionnant, limpide, qui pose beaucoup de questions et invite à la réflexion, notamment sur l’identité et l’histoire, qui ne sont que des interprétations de faits dans le but de leur donner du sens. Et même si certains points sont à nuancer selon moi (Nancy Huston ne distingue pas toujours récit et fiction, ou plutôt part du principe que tout récit est nécessairement fiction, ce sur quoi je ne suis pas entièrement d’accord), l’idée essentielle qui en ressort pourrait être résumée par le titre de la conférence TedX de Chimamanda Ngozi Adichie, Le danger d’une histoire unique. Car c’est bien l’histoire unique qui mène au dogmatisme, à la violence et aux guerres. Les mauvaises fictions qui s’imposent en interdisant toutes les autres. Méfiez-vous toujours de ceux qui ne lisent qu’un seul livre, comme dit Arturo Perez-Reverte.
Pour contrer ces histoires uniques, nous (nous auteurs, mais aussi nous en général) devons raconter des histoires qui inspirent, qui génèrent des émotions, qui transforment la vision du monde, qui interrogent, qui font grandir : c’est le rôle civilisateur du roman, qui ouvre à d’autres histoires et permet d’explorer l’intériorité d’autrui. Cela m’a aussi fait penser à mes cours de storytelling, puisqu’il s’agit bien, là encore, de proposer des histoires inspirantes.
L’Espèce fabulatrice (lien affilié)
Nancy HUSTON
Actes Sud, 2008 (Babel, 2010)









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