Sur quelques empêchements d’exister
La culpabilité d’être là, d’exister, le sentiment d’illégitimité, la conviction de ne pouvoir que mal faire sont des expériences qui débordent largement ce cadre. Le sentiment de culpabilité est une donnée fondamentale, omniprésente, de la condition féminine.
Naïve que j’étais. L’autre jour (mais je ne sais plus où), j’ai écrit que je lirais sans doute ce nouvel essai de Mona Chollet, puisqu’à part Beauté Fatale (mais nous reviendrons sur ce point), ils m’ont tous beaucoup nourrie et fait réfléchir (encore que Beauté Fatale m’avait beaucoup fait réfléchir aussi), mais que je n’en faisais pas une priorité, parce que je ne me sentais pas tellement concernée par le sujet de la culpabilité. Et d’ailleurs, je ne renie pas totalement ce point : on cherche parfois à me faire culpabiliser, il y a des situations où je me dis que je pourrais culpabiliser, mais somme toute je culpabilise assez peu, mon inquisiteur intérieur doit être mort. Sauf sur un sujet, et je n’en avais guère conscience. C’est pour cela que, lorsqu’il y a peu une citation extraite de cet essai est venue me percuter, je me suis dit qu’il fallait que j’en fasse une priorité.
Comme toujours, Mona Chollet réfléchit à partir d’elle-même, par un processus qui fait que ses sujets s’imposent à elle. Cette fois, c’est le constat qu’ayant obtenu ce qu’elle voulait, être autrice à temps plein, elle n’est pas pour autant satisfaite, elle culpabilise comme si elle s’interdisait d’être heureuse, et finit par culpabiliser de culpabiliser. Elle part alors en quête de cet ennemi intérieur, de ce noyau de haine de soi que nous avons tous, et surtout toutes.
Elle montre d’abord dans le prologue qu’il s’agit d’un héritage chrétien, et d’un schéma de pensée dont on reste prisonnier même si on se détourne de cette religion, tant il est ancré dans la société et dans l’éducation (et sans doute dans l’inconscient collectif). Toute la théologie se base sur cette belle idée que les êtres humains sont par essence mauvais, portés à faire le mal, et qu’ils ont besoin d’être gouvernés, traqués, surveillés, par l’autre est par eux-mêmes : l’inquisiteur extérieur qui se démultiplie car chacun devient l’inquisiteur de l’autre se double d’un inquisiteur intérieur. Un moyen pratique de générer la peur, et donc d’asseoir son pouvoir.
Tous les êtres humains sont donc mauvais, mais enfin, surtout les femmes, et c’est l’objet de la première partie. Le « péché de la pomme » (comme le dit de manière joliment désinvolte Marie de Gournay dans L’Egalité des hommes et des femmes, NDLR) le montre bien, elle est faible et coupable par essence. Excuse imparable pour que les femmes se sentent coupables de tout, même lorsqu’elles sont victimes de violences sexuelles. Etre femme, c’est donc culpabiliser en permanence d’exister, et d’être ce qu’on est.
Dans les deux chapitres suivants, elle aborde deux thèmes intéressants mais par lesquels je suis trop peu (c’est-à-dire pas du tout) concernée pour avoir un avis : les enfants et les violences éducatives d’une part, parce que comme la femme l’enfant est coupable par essence et il faut le dresser, et la maternité et toutes les injonctions à l’oubli de soi et au sacrifice qui vont avec, conduisant les femmes à se sentir coupables en permanence de ne pas être parfaites. Cela dit, ces injonctions au sacrifice de soi sont sans doute une des raisons pour lesquelles j’ai radicalement évacué le problème de la maternité (même si on essaie de me culpabiliser, en pure perte, mais c’est un sujet que Mona Chollet a déjà traité dans Sorcières).
Le chapitre suivant est celui qui m’intéressait le plus : il concerne le travail et l’injonction à la productivité, et là encore au sacrifice de soi, et son corollaire, la culpabilisation de l’hédonisme et du repos, culpabilisation externe qui s’est si bien intégrée que l’autrice finit par culpabiliser de profiter de la vie, alors même qu’elle admet aussi que la vie d’auteur, et toute autre activité d’ailleurs, rend nécessaires les ruptures et les pauses pour se régénérer et retrouver son énergie. Cela nous mène à une culture du surmenage, où nous considérons que nous n’en faisons jamais assez, une mystique de la souffrance, là encore liée au patriarcat et au virilisme : se reposer, c’est être faible, vulnérable. Et pourtant, la société est traversée par un idéal d’hédonisme, qui se traduit par le culte du chat, cet être merveilleux et enviable qui ne fait que dormir, manger, jouer et faire des câlins. Et ne culpabilise jamais, même lorsqu’il devrait.
Enfin, elle s’attaque au militantisme et à son éthos religieux, et particulièrement le militantisme féministe qui voit les femmes culpabiliser (et culpabiliser les autres) pour chaque comportement qui n’est pas féministement (oui, j’invente un mot) correct. C’est là qu’elle fait un petit mea culpa par rapport à certains propos tenus dans Beauté Fatale. Plus globalement, il est question dans ce chapitre de la tarte à la crème du militantisme, les privilèges, qui sont en fait des droits élémentaires dont chacun devrait jouir mais le présenter comme ça permet de culpabiliser ceux qui ont ce que d’autres n’ont pas : et ainsi, on se retrouve à avoir honte quand on va mal (parce que d’autres souffrent davantage) mais aussi quand on va bien (comment peut-on être heureux alors que d’autres souffrent ?). Malin.
Finalement, on ne peut que constater une sorte de laïcisation de la culpabilité et la pénétration du rigorisme religieux dans toutes les sphères de la société, avec ceci d’insidieux qu’on ne le voit même plus. C’est donc tout un changement de paradigme qui est nécessaire :
Il est légitime de jouir de la vie, d’honorer de son mieux l’ici et le maintenant, d’utiliser toute la liberté dont nous disposons à l’instant T pour vivre de la manière la plus digne et la plus heureuse possible […] Nous pouvons veiller au maillage de beauté, de sens et de générosité qui fait tenir le monde, et le renforcer dans la mesure de nos moyens. Nous pouvons assumer et honorer notre propre vie.
En somme : on n’améliorera pas le monde en culpabilisant et en s’empêchant de vivre pleinement, au contraire.
Bref : cet essai m’a encore une fois passionnée et nourrie, j’ai été heureuse de constater sur certains points un infléchissement de la pensée de Mona Chollet, qui par ailleurs s’est donné le même mentor que moi en la personne d’Elizabeth Gilbert, dont elle parle toutes les trois pages et à qui elle dédie le livre. Quelques points de désaccord subsistent ça et là, mais c’est très bien, et je conseille vraiment cette lecture à tout le monde !
Résister à la culpabilisation (lien affilié)
Mona CHOLLET
Zones, 2024









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