Elle doit reconstituer un puzzle fait de fossiles et de désir confit en éternel retour, une sorte de mosaïque dessinant cette histoire dont la nature, l’essence, lui échappe depuis ses débuts. Une histoire impossible dont l’éclat, semble-t-il, jamais ne se ternit, une expérience étrange qui mêle la poésie à l’amour absolu. A moins que les pièces assemblées ne lui révèlent les contours de l’emprise et du mensonge, peut-être même ceux de la perversion. Clotilde redoute ce qui va lui sauter aux yeux.
Je ne sais plus du tout comment je suis tombée sur ce roman, mais ayant apprécié les quelques textes de Chloé Delaume que j’avais lus, et étant bien sûr toujours intéressée par les romans qui tentent d’analyser une passion amoureuse, je me suis lancée.
Eprouvant le besoin de rassembler les pièces du puzzle complexe de sa conscience et espérant que cela l’aide à résoudre un problème, Clotilde, la narratrice, a pris des billets de train pour Heidelberg : le long voyage, sans aucune distraction, doit l’aider à voir clair en elle et faire son autopsy. Elle commence alors à sortir (littéralement) les souvenirs de sa tête : les deux chocs initiaux de la découverte de la poésie et du féminicide perpétré par son père sur sa mère, l’ennui profond qui s’en est suivi, les tentatives de suicide et le diagnostic de bipolarité, l’écriture, le renoncement au couple… et, finalement, le coup de foudre pour Guillaume. Qui est gay.
Beaucoup de choses dans ce roman m’ont enchantée, et notamment le processus narratif du voyage introspectif au sens matériel, qui se double de très belles trouvailles : Clotilde sort littéralement les souvenirs de sa tête, les manipule, les couds entre eux, et cela donne au roman quelque chose d’à la fois fantastique et onirique, d’autant que Clotilde se revendique sorcière. J’ai beaucoup aimé, également, tout ce qui a trait à l’écriture : Clotilde est autrice, ce qui d’ailleurs la sauve, c’est au cours d’une résidence à la villa Médicis qu’elle rencontre Guillaume, et leur relation est d’ailleurs surtout épistolaire et poétique. En fait, Clotilde est de manière évidente un double de l’autrice, qui travaille ici l’autofiction avec beaucoup d’originalité.
Mais (vous le sentiez venir, j’imagine). Je me suis très souvent agacée sur la posture féministe. Dans le roman, l’hétérosexualité est vue comme une sorte de fatalité, une malédiction à repousser, soit en devenant lesbienne, soit en renonçant à l’amour et à la sexualité (quel programme merveilleux), et la narratrice revendique clairement sa misandrie. Alors je n’ai aucun problème à ce qu’une femme, par choix personnel, renonce aux hommes. Ce qui me pose problème, c’est qu’on en fasse un programme politique, une idéologie dans laquelle les femmes qui refusent de renoncer à l’hétérosexualité sont vues comme des traitres, c’est un discours que j’entends de plus en plus, et cela… j’allais écrire m’agace, mais en réalité me rend furieuse. Mais je pense que j’écrirai plus amplement sur le sujet un de ces jours.
Pour en revenir à Clotilde, son problème est justement que d’un côté elle pense que les femmes devraient renoncer aux hommes, et de l’autre tombe amoureuse d’un homme. Ce qui montre bien d’ailleurs que l’amour est plus fort que l’idéologie. Encore que… J’ai eu beaucoup de mal à appréhender le personnage de Guillaume, que l’on ne voit de toute façon qu’à travers Clotilde. Mais pour moi, il n’y a pas d’amour dans leur relation, du moins du côté de Clotilde, qui me paraît être dans une folie amoureuse non réelle, qui met au jour ses contradictions : elle aime l’idée de l’amour, elle aime l’écrire, elle est misandre mais elle aime tout de même les hommes et a besoin d’eux. Tomber amoureuse d’un homme gay a donc une certaine logique pour résoudre sa dissonance cognitive.
Bref : une lecture qui ne m’a pas déplu, à laquelle j’ai même pris beaucoup de plaisir, mais qui m’a tout de même pas mal agacée idéologiquement parlant.
Pauvre folle (lien affilié)
Chloé DELAUME
Le Seuil, 2023 (Points, 2024)








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