Correspondance (1944-1960) d’Albert Camus et Maria Casarès : Ethique de l’amour

Que de racines indestructibles il a poussé en moi ! Rien ne pourrait plus l’arracher maintenant, à moins de m’arracher l’âme, et de me retourner comme un poisson que l’hameçon déchire. Quelle pitié seulement de ne pouvoir te dire cela à même la bouche, collé contre toi. Mais cela va venir, ma chérie, mon amie, mon beau corps, cela va venir, et nous retrouverons encore la nuit close de l’amour, les matins où l’on se cherche, l’abandon. Je t’aime, oui, je t’aime sans retenue, de tout l’être.

Je voulais lire ce recueil depuis sa sortie, d’abord pour l’amour et puis parce que cette histoire entre Camus et Casarès a un lien avec le Truc. Donc oui, c’est une question sentimentale.

Mais j’ai tout de même attendu la sortie en poche à la fin de l’année, pour des raisons de praticité. J’ai commencé à lire début février… et je viens seulement de le terminer : d’abord c’est très long, presque 1500 pages denses, et ensuite j’avais du mal à en lire plus de quelques pages par jour, sinon je me sentais en quelque sorte « écrasée » par cet amour. Et au final, le livre est hérissé de petits post-it colorés.

L’histoire commence le 6 juin 1944, date au combien symbolique. Mais, prêts ni l’un ni l’autre, ils se séparent à l’automne, pour se retrouver 4 ans plus tard, le 6 juin 1948. A partir de là, leur amour ne faiblira pas, et seule la mort de Camus, en janvier 1960, les séparera.

C’est étrange de pénétrer comme ça dans l’intimité d’un couple, a fortiori par le biais d’une correspondance dont la densité varie en fonction de leurs périodes de séparation, ce qui fait qu’on a de nombreuses longues ellipses alors que d’autres fois on suis tous les mouvements de leur âme sur plusieurs semaines.

Et à côté de détails pas follement passionnants pour nous (mais pour un amoureux qui veut pouvoir imaginer l’autre jusque dans sa banalité quotidienne, quelle savoureuse nourriture), il y a des pages tellement lumineuses qui nous font toucher du doigt l’essence même de l’amour.

Ces pages où ils sont transfigurés, et où on voit bien à quel point cet amour prédestiné (Camus parle de certains signes qu’il rattache à Maria, et ces signes m’ont fait signe), amour inconditionnel, les a fait devenir eux-mêmes, les a hissés au-delà de ce qu’ils étaient.

C’est ce qui rend le texte absolument bouleversant, malgré les moments de doute, les écartèlements, les plaintes (de Camus surtout, qui a sans cesse besoin d’être rassuré, se plaint de ne pas recevoir assez de lettres). Certains passages m’ont tellement émue (surtout quand on arrive vers la fin, l’imminence de ce que l’on sait et qu’ils ne savent pas — même si certaines remarques de Camus sont assez troublantes) que j’ai versé quelques larmes.

Un texte sensible, lumineux, qui donne envie d’écrire des lettres d’amour — mais que sont Le Truc et Le Truc2 (ils ont un vrai titre hein, je vous rassure) sinon de longues lettres d’amour ?

Correspondance (1944-1959)
Albert CAMUS et Maria CASARÈS
Gallimard, 2017 (Folio, 2019)

Noces suivi de l’Été, d’Albert Camus : la respiration du monde

Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l’heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j’aurai conscience, contre tous les préjugés, d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. Dans un sens, c’est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant. La brise est fraîche et le ciel bleu. J’aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. 

Pendant que tout le monde relit La Peste, moi j’ai décidé de me replonger dans ce qui est le texte le plus lumineux de CamusNoces et L’Été  (je suis aussi plongée dans sa correspondance avec Maria Casarès mais c’est très long). Je dis le texte, mais en réalité c’est un recueil de court textes que Camus appelle « essais » et qui sont en réalité des méditations poétiques.

Noces comporte quatre textes écrits en 1936 et 1937, dont le plus connu est le premier, le sublime « Noces à Tipasa« . Un texte lumineux, éclaboussant de sensualité, d’odeurs, de couleurs, de chaleur du soleil et de fraîcheur de l’eau. C’est un poème (oui, j’ai décidé de l’appeler poème) d’un lyrisme pur, une épiphanie : Camus est en communion parfaite avec le monde dans un je, ici, maintenant plein, absolu, parfait — tout est à sa place.

L’amour et le désir acquièrent une dimension païenne, tout est vivant, solaire, exaltant la beauté et l’harmonie, l’acquiescement à la vie dans un « sanglot de poésie ». Qu’est-ce que le bonheur, sinon le simple accord entre un être et l’existence qu’il mène ? Pour ceux qui connaissent surtout le Camus plus sombre de la maturité et son écriture blanche, ces textes peuvent se révéler une surprise, mais une magnifique surprise. Un déclaration d’amour à la vie.

L’Eté, publié en 1954, est plus empreint de tragique, mais tout aussi sublime : Camus nous entraîne dans un voyage mythologique autour de la méditerranée, d’Oran à la Grèce en repassant par Tipasa, à la recherche du minotaure, d’Hélène et de Prométhée. Tout est sujet à réflexion, à méditation sur l’homme et sa condition, et c’est de là qu’est tirée cette célèbre citation : Au milieu de l’hiver, j’ai découvert en moi un invincible été.

Cette (re)lecture m’a fait beaucoup de bien, surtout, je l’avoue, « Noces à Tipasa » et sa plénitude. C’est assez court, et honnêtement, dans le temps présent, c’est un bonheur !

Noces suivi de L’Été (lien affilié)
Albert CAMUS
Gallimard

Camus, de Laurent Jaoui

Comment peux-tu connaître les femmes aussi mal, toi qui les fréquentes tant ?

Encore une fois, c’est le hasard (ou la loi de la synchronicité, je ne sais jamais) qui m’a fait tomber sur ce film alors que je cherchais tout à fait autre chose (enfin tout à fait, pas vraiment, mais passons, de toute façon je n’ai pas trouvé ce que je cherchais). Donc comme j’aime Camus et que j’aime les films mettant en scène des écrivains, je n’ai pas hésité.

L’histoire commence à Alger, lorsque l’instituteur d’Albert Camus, confiant dans l’intelligence et les capacités du petit garçon, se démène pour que sa mère et surtout sa grand-mère le laissent continuer l’école. Mais si cet évènement ouvre et clôt le film, c’est aux dix dernières années de la vie de l’écrivain qu’il s’intéresse, prenant comme point d’ancrage le réveillon de 1959 avec Michel et Jeanine Gallimard, alors que Camus s’est enfin remis à l’écriture et compose Le Premier Homme, et procédant par flash-back…

L’intention est louable : un biopic, cela peut vite devenir pénible, et le mieux est de choisir un angle au lieu d’essayer de tout traiter. Ici, l’angle est à la fois chronologique, dix années qui englobent la rupture avec Sartre, le Prix Nobel et la guerre d’Algérie, et thématique : les femmes.

Ici il est peu question d’écriture finalement : c’est un Camus intime que l’on nous montre, ses relations chaotiques avec sa femme Francine profondément dépressive, Maria Casares (mais pas tant que ça), et ses multiples maîtresses.

Et, je l’avoue, ce choix de traitement m’embête un peu : non que je refuse qu’on casse le mythe, mais j’ai été peu touchée par ce Camus faible et assez égoïste, qui occulte un peu la grandeur du personnage et sa complexité. Disons que pour moi, dans ce film, il y a trop de Camus-Don Juan et pas assez de Camus grand intellectuel. D’autant que je n’ai pas du tout été convaincue par la prestation de Stéphane Freiss, qui est un excellent acteur mais qui ne parvient pas au niveau de l’incarnation. Ce qui est très difficile, j’en conviens.

Bref, ce film m’a déçue.

Camus
Laurent JAOUI
2009

Tu me vertiges, de Florence M.-Forsythe

Ils marchent plein d’étoiles dans les yeux. Des passants se retournent. Maria et Albert ont quelque chose que les autres sentent sans l’expliquer. Ils sont beaux. Simplement. Pas d’une beauté factice, mais de celle qui irradie sans que l’on sache vraiment pourquoi. Une façon de se mouvoir, un port de tête droit et franc ; le corps libéré, le visage offert, ils sont heureux. Et sans même les connaître, des inconnus leur disent « bonjour » comme s’ils saluaient en eux l’évidence du bonheur.

Vous le saviez, vous, qu’Albert Camus et Maria Casares avaient vécu une belle histoire d’amour ? Moi non, et pourtant ce n’est pas vraiment un secret : je suis d’ailleurs tombée très récemment (loi de la synchronicité) sur un passage d’Apostrophes dans lequel Casares en parle. Bref, toujours est-il que ce roman m’intéressait au plus haut point.

1944, dans le Paris occupé, Albert Camus et Maria Casares se rencontrent à une soirée chez les Leiris. Mais c’est à l’occasion des répétitions du Malentendu qu’ils apprennent à se connaître et tombent amoureux.

Une histoire d’amour en deux temps : d’abord, sous l’Occupation, Camus et Maria sont pris dans cette espèce de parenthèse bizarre que constitue la guerre, un temps différent, mais cette première histoire ne durera pas, car Camus est marié (il le restera jusqu’à sa mort) et si sa femme passe la guerre en Algérie, elle le rejoint à Paris tout de suite après la Libération.

Or Camus et Maria ne parviennent pas, à ce moment-là, à s’affranchir tout à fait de la morale bourgeoise, et Camus a beau être celui qu’il est, il reste lâche face aux femmes.

Deux ans plus tard, l’histoire reprend, et durera jusqu’à la mort de l’écrivain, même s’ils ne vivront jamais ensemble et que les deux, grands séducteurs, on d’autres liaisons.

Ce qui est fascinant dans ce roman, c’est le portrait qu’il fait d’Albert Camus : le pur, le grand intellectuel (et ses positions politiques et idéologiques sont très présentes, notamment sa brouille avec Sartre) et l’amour. C’est fascinant parce que, pour moi, Camus est une espèce de mythe, et que bizarrement je n’avais jamais envisagé sa vie privée (alors même qu’il est tout à fait le genre d’intellectuel séducteur sur lesquels je mancrushe).

Il est aussi question de l’écriture, et notamment de la place du théâtre dans l’œuvre de Camus (aspect de son œuvre qui est celle que je connais le plus mal). Autre intérêt évidemment : le Paris intellectuel germanopratin, le Flore, Sartre et Beauvoir, Leiris, Bataille, Claude Simon, Picasso etc. que l’on croise au détour des pages.

Et puis bien sûr cette histoire d’amour, très belle, entre deux êtres follement épris de liberté, et l’un de l’autre.

Le problème, c’est que l’ensemble est assez maladroit, et notamment les dialogues, trop nombreux, qui sont tantôt d’une grande platitude (et entendre Camus proférer des platitudes, c’est désolant), tantôt trop didactiques : le principe dialogique du genre romanesque est souvent, ici, utilisé de manière artificielle, les personnages débattent, discutent, mais leurs prises de parole manquent de naturel, cela ressemble parfois à des extraits d’essais, ce qui est dommage car cela brise la dynamique d’ensemble.

Ce roman reste néanmoins une lecture agréable est pleine d’intérêt, surtout si vous aimez Camus et Maria Casares, que l’auteure connaissait très bien !

Tu me vertiges (lien affilié)
Florence M.-FORSYTHE
Le Passeur, 2017

La Chute, d’Albert Camus

Ferez-vous un long séjour à Amsterdam ? Belle ville, n’est-ce pas ? Fascinante ? Voilà un adjectif que je n’ai pas entendu depuis longtemps. Depuis que j’ai quitté Paris justement, il y a des années de cela. Mais le cœur a sa mémoire et je n’ai rien oublié de notre belle capitale, ni de ses quais. Paris est un vrai trompe-l’œil, un superbe décor habité par quatre millions de silhouettes. Près de cinq millions, au dernier recensement ? Allons, ils auront fait des petits. Je ne m’en étonnerai pas. Il m’a toujours semblé que nos concitoyens avaient deux fureurs : les idées et la fornication. A tort et à travers, pour ainsi dire. Gardons-nous, d’ailleurs, de les condamner ; ils ne sont pas les seuls, toute l’Europe en est là. Je rêve parfois de ce que diront de nous les historiens futurs. Une phrase leur suffira pour l’homme moderne : il forniquait et lisait des journaux. Après cette forte définition, le sujet sera, si j’ose dire, épuisé.

Lorsque j’avais lu ce texte il y a de cela plusieurs années, il m’avait fait forte impression. Et là, j’ai eu envie de l’emporter avec moi à Amsterdam et de le relire. Pas seulement par l’effet d’un certain snobisme qui fait que je trouve hyper classe de lire à Amsterdam un texte qui s’y déroule et de pouvoir y faire une jolie photo, mais aussi parce qu’il s’est trouvé qu’avant de partir j’ai assisté à une émeute de signes concernant cette ville : dans mes lectures diverses, je n’ai cessé de tomber sur cette ville, alors j’ai décidé de suivre ces signes, et même de les aider un peu. Je ne sais pas encore trop ce qui en sortira, mais enfin, nous verrons bien.

A Amsterdam, au cours de promenades nocturnes, un homme, qui se dit « juge-pénitent », se confie à un autre, qu’il vient de rencontrer dans un bar du port…

Un récit éminemment dérangeant et singulier, qui constitue une réflexion métaphysique extrêmement pessimiste sur la nature humaine et sur l’homme moderne.

Assez étrangement chez Camus, il se tisse de motifs et de thèmes chrétiens : le personnage narrateur, dont la voix seule nous est donnée à entendre, se prénomme (dit se prénommer) Jean-Baptisteet cela relié au motif de l’eau omniprésent dans le récit ne peut que faire penser au baptiste évangélique, surtout accolé à son nom de famille Clamans (« crier », Jean-Baptiste étant dit Clamans in deserto). 

Il y a aussi du Paul de Tarse en lui : le pêcheur revenu de ses turpitudes passées, et s’érigeant en juge de tous les autres — les poussant à la confession. Culpabilité, châtiment, jugement, conscience, tels sont les thèmes obsédants de ce roman dont le titre s’entend de deux manières : la chute physique, celle d’une jeune-fille qui se suicide en sautant d’un pont, et la chute symbolique, religieuse, métaphysique.

Les canaux concentriques d’Amsterdam ressemblent aux cercles de l’enfer…

A lire, pas forcément à Amsterdam.

La Chute (lien affilié)
Albert CAMUS
Gallimard, 1956 (Folio)