Créer : dans l’arrière-boutique des gens inspirants

La création, en chemin, n’a jamais rien perdu de son mystère. Comment vient l’idée de départ, le projet initial ? Existe-t-il quelque chose que l’on nomme vocation ? Quels chemins un artiste suit-il pour aboutir à l’oeuvre qu’il nous sera donné de lire, écouter, contempler ? En écoutant ou en lisant les verbatim de ces entretiens, on sera sans doute surpris de découvrir qu’il y a presque autant de méthodes qu’il y a de créateurs, alors même que, pour chacune et pour chacun, la méthode qu’elles et ils ont élaborée semble la seule possible pour mener à bien cette chose si résolument incertaine qu’est une oeuvre d’art. Mais à l’issue de ce processus, d’autres questions demeurent. Une oeuvre est-elle un jour terminée ? Les créateurs sont-ils anxieux de leur postérité ? 

Ce livre m’intéressait depuis sa sortie, mais comme d’habitude, j’ai été prise par autre chose, le temps a passé, et voilà. Mais l’autre jour je suis tombée dessus par hasard (c’est toujours comme ça que ça se passe), et voilà…

Créer est la retranscription de sept Masterclasses de France Culture dont l’objet était de convier des créateurs divers et variés, dans toutes les disciplines, et de les interroger sur ce qu’ils font et la manière dont ils le font. Sont ainsi interrogés Amélie Nothomb, Jean-Claude Ameisen, Jean Nouvel, Denis Podalydès, Maylis de Kerangal, Angelin Preljocaj et Joann Sfar.

Et c’est (mais comment pourrait-il en être autrement) absolument passionnant et fascinant : une plongée dans l’arrière-cuisine du travail créatif sous toutes ses formes. Étonnamment, je n’ai pas seulement été intéressée par les entretiens avec les auteurs (cela étant, j’ai été passionnée par les réponses de Maylis de Kerangal alors même que je n’aime pas ce qu’elle écrit) : au contraire, c’est Jean-Claude Ameisen, chercheur en immunologie, donc à mille lieues de mes sujets d’intérêt habituels, dont les réponses m’ont le plus fascinée (et fait réfléchir).

Bref, un petit ouvrage à avoir dans sa bibliothèque, nourrissant et vivifiant, émaillé de petites phrases qui font mouche et donnent à voir le monde autrement.

Créer
France Culture / L’Iconoclaste, 2018

Vous connaissez peut-être, de Joann Sfar

Vous connaissez peut-être, de Joann SfarLe personnage le plus intéressant de cette histoire, c’est Lili. Marion veut que je ne parle que de Lili. C’est normal, Marion est scénariste et journaliste. Et m’a expliqué que c’est à elle que le public allait s’identifier : Lili est pauvre, elle vit dans le nord de la France, et ce qu’elle a entrepris est complètement fou. Personne, me dit Marion, n’aura la moindre sympathie ni pour moi ni pour les autres hommes tombés dans ses filets. 

Ceux qui ont un compte Facebook connaissent bien cet algorithme du réseau social : « vous connaissez peut-être », suivi de plusieurs propositions de personnes à qui faire une demande en amitié. Parfois on les connaît en effet, et d’ailleurs pour certaines on se demande bien comment l’algorithme fait pour le savoir, qu’on les connaît — ou qu’on les a connues, lorsqu’il nous met sous le nez un ex dont on voudrait bien oublier l’existence. Ou bien la fille de l’ex, l’ex de l’ex, la nouvelle de l’ex, voire son chat. Bref. Mais parfois, on ne les connaît pas, et mu par la curiosité, attiré par une photo, on clique sur « ajouter ». Et on ferait mieux de s’abstenir.

C’est ce qui est arrivé à Joann Sfar : fragilisé par plusieurs événements dont la mort de son père et sa rupture avec celle qu’il appelle le bibelot et qui n’a jamais voulu quitter son mari pour lui, il ajoute par hasard Lili, sans trop savoir pourquoi d’ailleurs car elle a beau être canon (elle a pris les photos d’un célèbre mannequin israélien) elle ne lui plaît pas tant que ça, mais elle porte presque le même prénom que sa mère et puis elle lui ressemble un peu. Mais Lili n’est pas celle qu’elle dit être, et ne va pas tarder à vampiriser un Joann Sfar un peu perdu…

Disons que ça, c’est le sujet premier, mais Sfar met de nombreuses pages avant de nous parler réellement de Lili : différant sans cesse le noeud, faisant tout pour dévier de son sujet, nous racontant son chien ses chats et d’autres choses encore, l’auteur finalement en ne voulant pas écrire met au jour l’enjeu réel du roman, qui est la fragilité. Comment un homme devient-il vulnérable à l’endoctrinement quel qu’il soit, se laisse-t-il manipuler par une inconnue ? Sfar s’autoanalyse, et on se croirait parfois chez Woody Allen* avec les mêmes ingrédients, le sexe la psychanalyse et le judaïsme qui bien que rejeté d’un point de vue strictement religieux imprègne tout, le même esprit d’autodérision et de burlesque. Mais cette légèreté et cette sévérité envers soi n’est autre que la marque d’une immense fragilité, forcément touchante, du précaire masculin prêt à se faire embobiner par une femme, juste parce qu’il a envie de croire à ce qu’elle lui raconte même si c’est totalement abracadabrant, parce qu’elle ressemble un peu à cette mère qu’il n’a pas connue.

C’est évidemment un roman très personnel, mais qui permet, en même temps, de saisir les mécanismes sous-jacents à toutes les arnaques, ici émotionnelles et non financières. Si Lili ne m’a absolument pas touchée, le narrateur ô combien si, encore une fois !

Vous connaissez peut-être
Joann SFAR
Albin Michel, 2017

* Je le dis à chaque fois le concernant, mais il y a vraiment de ça

1% Rentrée littéraire 2017 — 21/24
By Herisson

Fin de la parenthèse, de Joann Sfar

Je ressens le besoin de me barder de la mystique de grands artistes. Pardon pour la grandiloquence, mais ce sont nos arts et notre liberté que l’on attaque de plus en plus. J’ai fait dire cette phrase au héros-artiste de mon livre Tu n’as rien à craindre de moi : « Face au mur des pleurnichations, à la Pierre noire et à Saint-Pierre, un urinoir, ça va pas suffire. » Je crois cela profondément, qu’il incombe aux arts de kidnapper la fonction sacrée.

Et si, face au chaos mondial, notre seule chance de salut était l’Art ? C’est tout l’enjeu de cette nouvelle BD de Joann Sfar

Le héros-artiste de ce récit, Seabearstein, se donne pour mission de stopper net la « fascination idiote pour la religion » sur toute la planète. C’est pour cela qu’il quitte son île paradisiaque et sa sublime compagne pour s’enfermer dans un château avec quatre mannequins. Son but ? « Réveiller » Salvador Dalí, qui n’est pas mort, mais seulement cryogénisé…

Evidemment, l’idée de départ peut sembler loufoque, et indéniablement, elle l’est : résolument hallucinatoire et somme toute surréaliste, la BD se passe allègrement de l’exigence de vraisemblance, même si elle est ancrée dans notre monde.

Car son enjeu n’est pas là, et pour peu qu’on se laisse porter, on touche véritablement l’essentiel : le déplacement du sacré de la religion vers l’art. Et le fait est : à part l’art, qu’est-ce qui peut remplacer la religion dans l’esprit des gens ? Et quel prophète peut le faire mieux que Dalí ? Seule l’expérience artistique peut sauver le monde, ramener les gens perdus à l’adoration du sensible et les aider à tenir debout, tout seuls, sans béquilles.

Ici les corps féminins sont en libertés, nus, rejouent les scènes des tableaux du peintre, où sont sublimés par la haute couture.

Très provocateur, certains seraient même tentés de dire blasphématoire, cet album secoue le cocotier, mais nous conduit à nous poser les bonnes questions. Fait l’éloge du mysticisme, mais le vrai, pas celui des religions monothéistes, au contraire : il y a quelque chose, ici, de totalement païen, dans cette célébration d’une pulsion de vie, d’une sensualité débordante, qui sera toujours plus forte que la pulsion de mort.

Dans cet album, Sfar est totalement au diapason de mes propres convictions (ou l’inverse). Mais les questions qu’il pose sont salutaires pour notre propre survie. Mon seul regret est qu’il ait choisi des corps de mannequins, moches, maigres et anguleux, pas du tout bandants, et non de vrais corps de femmes, ronds et pleins, pour célébrer l’art, la vie et l’érotisme !

Fin de la parenthèse (lien affilié)
Joann SFAR
Rue de Sèvres, 2016

Comment tu parles de ton père, de Joann Sfar

Il paraît que c’est ça, devenir adulte : le père meurt, on n’a plus d’autre ennemi que soi-même.

Il paraît que Joann Sfar trouve le temps de dormir et de s’occuper de ses enfants. Je ne sais pas trop comment il fait, vu le nombre d’ouvrages qu’il publie. Rien qu’en cette rentrée littéraire, il nous offre ce récit, dont on parle déjà beaucoup, et une nouvelle bande dessinée. Commençons par ce récit.

Parce qu’il n’est pas religieux pour un sou, Sfar, plutôt que d’aller à la synagogue prier pour l’âme de son père, préfère écrire un livre sur lui. Ce sera son Kaddish.

Immédiatement touchant et émouvant, ce récit est en même temps éminemment drôle. Il y a quelque chose de Woody Allen (et d’ailleurs il est plusieurs fois fait référence à Hollywood Ending) dans cette espèce de nihilisme désespéré plein d’autodérision d’un narrateur pris entre le marteau des traditions juives et l’enclume de sa non-religiosité.

Pourtant, au-delà de la réflexion sur le judaïsme et ses traditions (et aussi sur le sexe), au-delà de l’histoire particulière, le récit atteint quelque chose d’universel, et c’est la grande force de ce texte. Joann nous parle d’André, un personnage haut en couleurs, avocat, bagarreur, amateur de femmes mais aussi très attaché aux traditions, et avec qui il avait des relations complexes, parfois difficiles, mais pleines d’amour.

Mais il nous parle aussi de ce que c’est que de grandir, et du rôle de la figure paternelle dans le devenir adulte, figure à la fois modèle et repoussoir, toute-puissante, effrayante et parfois arbitraire, à l’image du Dieu des Juifs. Figure d’autant plus importante que la maman de Joann Sfar est morte lorsqu’il avait 3 ans (et qu’on le lui a caché).

Attendrissant, drôle, ce récit est un très bel hommage au père dans toutes ses dimensions !

Comment tu parles de ton père (lien affilié)
Johann SFAR
Albin Michel, 2016

L’Éternel, de Joann Sfar

Ses doigts rencontrèrent la surface froide d’un miroir tacheté de brun et il se mit à pleurer. Chaque larme, gorgée de sang frais, ajoutait à son maquillage d’enfer. Sa nouvelle tête ne lui revenait pas. Par un singulier réflexe volontaire, il parvint à ne la plus voir. A la place de la goule moitié chat moitié requin, il ne distingua plus que du vide. A ses yeux, Ionas n’avait plus d’image.

J’ai dit l’autre jour que j’aimais énormément l’univers de Joann Sfar. Lorsque ce roman était paru l’an dernier, je l’avais donc évidemment noté dans mes envies. Mais le temps est passé et je ne l’avais toujours pas lu. Fort heureusement, sa sortie en poche m’a permis de combler ce manque.

Quelque part en Russie, en 1917, Ionas, un cosaque violoniste juif et romantique, est tué lors d’un assaut des Uhlans. Mais, parce qu’il a encore des choses à faire et qu’il a le cœur brisé, il renaît sous forme de vampire.

Si un jour Woody Allen devait créer un personnage de vampire, ce serait Ionas, attachant (et pour tout dire assez collant), amoureux, mais surtout obsédé par le judaïsme et névrosé, si bien qu’il finit, après un long périple dans le temps et l’espace et quelques tentatives de suicide totalement loupées, chez une psychanalyste elle-même un peu zinzin.

Cela donne un roman tout à fait loufoque et iconoclaste, burlesque et tendre, qui prend parfois l’allure d’une fable où il est question de libre-arbitre et de mémoire, et où le travail psychanalytique, tout comme l’écriture (car Ionas est un vampire littéraire), vise à faire remonter à la surface les souvenirs effacés par le déni.

Ceux du vampire, mais aussi ceux de l’Histoire. C’est, surtout, une œuvre traversée par la chair, le sang, et le séculaire couple éros et thanatos, quelque chose qui a trait au romantisme noir et où l’on croise du reste Lovecraft, mais en totalement déjanté.

C’est, vraiment, un roman réjouissant, que j’ai pris un plaisir indicible à lire, de par sa drôlerie mais aussi de par sa richesse : tissé de symboles et de références plus ou moins subtiles, nourri de mythes et de légendes, il nous en dit beaucoup sur le monde d’aujourd’hui et sur notre condition humaine.

Ce n’est pas, simplement, une histoire de vampire, c’est beaucoup plus et beaucoup mieux. A lire, donc, sans attendre !

L’Éternel (lien affilié)
Joann SFAR
Albin Michel, 2013 (Livre de poche, 2014)

Le livre qui console, de Marie Salomé Peyronnel & Joann Sfar

Tu sais, tout le monde pleure…

Il y a des livres, quand on les reçoit, à qui on dit « ô, toi, tu es tout à fait ce que j’attendais » (oui, je parle à mes livres, et alors ?). Celui-ci m’est arrivé par surprise, et j’y ai vu un clin d’oeil du destin : des larmes et de la consolation, le thème de la gémellité, et Joann Sfar. Il ne m’en fallait pas plus pour m’y plonger toutes affaires cessantes…

Tout commence par une séparation : la jumelle de la narratrice part à New-York, et celle qui reste ne cesse de pleurer. L’occasion pour elle de s’interroger sur cette particularité qu’ont tous les êtres humains de verser des larmes lorsque l’émotion les submerge.

Car, n’est-ce pas, tout le monde pleure ?

C’est donc à un voyage poétique dans la vallée des larmes que nous invite Marie Salomé Peyronnel, un voyage à la beauté saisissante, très visuel, non seulement grâce aux magnifiques illustrations tout en délicatesse de Joann Sfar, dont je ne chanterai jamais assez les louanges, mais aussi grâce à un travail minutieux sur la mise en page et la présentation : du bleu-blues, des typographies variant la taille et la disposition du texte, qui double graphiquement la qualité du texte, à la fois beau et instructif.

Un ABC des larmes, des citations, des anecdotes, des entretiens, des listes de chansons et de films qui font pleurer et d’autres qui sèchent les larmes, le tout ponctué de moments touchants entre les deux sœurs ou avec d’autres personnes proches ou non. Le but étant, bien sûr, de sécher ses larmes et d’aller de l’avant, sans oublier que c’est normal, de pleurer…

Je ne m’étais jamais interrogée sur les larmes, dont je suis pourtant une pratiquante assez assidue quoiqu’irrégulière (cela dépend des périodes), pour moi elles sont associées à une certaine mélancolie, même s’il m’est arrivé de pleurer de rire. Et j’ai aimé ce voyage fascinant, tout en subtilité et en émotions.

Un joli cadeau que ce petit livre, pour quelqu’un qui pleure beaucoup !

Le livre qui console (lien affilié)
Marie-Salomé PEYRONNEL et Joann SFAR
Flammarion, 2014

Le Petit Prince, de Joann Sfar d’après Antoine de Saint-Exupéry

si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde.

J’aime avec passion  Le Petit Prince de Saint-Exupéry, mais j’aime également beaucoup l’adaptation en bande dessinée qu’en a fait Joann Sfar, que j’ai lue à sa sortie et qui vient d’être éditée en poche, ce qui me donne l’occasion de vous en parler un peu.

Le narrateur, en panne d’avion dans le désert, est réveillé une nuit par un étrange petit garçon blond qui lui demande de lui dessiner un mouton

J’aime cette BD parce qu’elle est extrêmement fidèle à la poésie enchanteresse du livre, qui reste un des plus beaux contes qui aient jamais été écrits sur l’amour et l’amitié.

Le dessin est à la fois fidèle à ceux d’origine, tout en ayant une personnalité propre : la rose devient ainsi une vraie femme, et le renard une drôle de bête aux oreilles immenses qui m’ont beaucoup amusée et attendrie, tout comme les grands yeux bleus du petit garçon.

En fait, je trouve que les deux, le texte de Saint-Exupéry et la bande dessinée se complètent à merveille, dialoguent, et peut-être le travail de Sfar permet-il d’accéder un peu plus aisément au texte d’origine, qui n’est pas toujours si simple que ça pour les plus jeunes.

En tout cas, c’est une adaptation réussie, et un bel hommage à un si beau texte !

Le Petit Prince (lien affilié)
Joann SFAR d’après l’oeuvre d’Antoine de SAINT-EXUPERY
Gallimard, 2008 (Folio, 2011)