Comment tu parles de ton père, de Joann Sfar

Il paraît que c’est ça, devenir adulte : le père meurt, on n’a plus d’autre ennemi que soi-même.

Il paraît que Joann Sfar trouve le temps de dormir et de s’occuper de ses enfants. Je ne sais pas trop comment il fait, vu le nombre d’ouvrages qu’il publie. Rien qu’en cette rentrée littéraire, il nous offre ce récit, dont on parle déjà beaucoup, et une nouvelle bande dessinée. Commençons par ce récit.

Parce qu’il n’est pas religieux pour un sou, Sfar, plutôt que d’aller à la synagogue prier pour l’âme de son père, préfère écrire un livre sur lui. Ce sera son Kaddish.

Immédiatement touchant et émouvant, ce récit est en même temps éminemment drôle. Il y a quelque chose de Woody Allen (et d’ailleurs il est plusieurs fois fait référence à Hollywood Ending) dans cette espèce de nihilisme désespéré plein d’autodérision d’un narrateur pris entre le marteau des traditions juives et l’enclume de sa non-religiosité.

Pourtant, au-delà de la réflexion sur le judaïsme et ses traditions (et aussi sur le sexe), au-delà de l’histoire particulière, le récit atteint quelque chose d’universel, et c’est la grande force de ce texte. Joann nous parle d’André, un personnage haut en couleurs, avocat, bagarreur, amateur de femmes mais aussi très attaché aux traditions, et avec qui il avait des relations complexes, parfois difficiles, mais pleines d’amour.

Mais il nous parle aussi de ce que c’est que de grandir, et du rôle de la figure paternelle dans le devenir adulte, figure à la fois modèle et repoussoir, toute-puissante, effrayante et parfois arbitraire, à l’image du Dieu des Juifs. Figure d’autant plus importante que la maman de Joann Sfar est morte lorsqu’il avait 3 ans (et qu’on le lui a caché).

Attendrissant, drôle, ce récit est un très bel hommage au père dans toutes ses dimensions !

Comment tu parles de ton père (lien affilié)
Johann SFAR
Albin Michel, 2016

Je n’ai pas eu le temps de bavarder avec toi, de Brahim Metiba

Ce monde de mon père est un monde qui m’est complètement fermé, et autour duquel je glisse, avec à la fois de l’attirance et de la frustration de ne rien comprendre.

Après le très beau Ma Mère et moiBrahim Metiba consacre le second volet de sa trilogie familiale à l’autre partie du couple parental, son père, avec qui la communication est également compliquée.

Avant de repartir pour l’Algérie, le père du narrateur lui laisse un mot, sur lequel il regrette de ne pas avoir eu le temps de « bavarder » avec lui. Pourtant, bavarder, il ne le font jamais, et c’est la première chose étrange. La seconde est qu’il lui laisse également un ticket de bus. Drôle de cadeau, dont le narrateur décide de faire un parcours de bavardage entre son père et lui, en montant dans le premier bus, sans réfléchir, sans but.

Très belle déclaration d’amour à son père, cet étonnant petit texte est construit sur une errance : au fil des heures et des lignes de bus, le narrateur essaie de pénétrer le monde de son père, auquel il n’a pas accès.

Ce père qui ne lit que le journal et se passionne pour le sport, alors que lui est plutôt un intellectuel. Même s’ils parlent la même langue, ils n’ont pourtant pas le même langage, et encore une fois nous sommes mis face à l’incommunicabilité, l’irréductible étrangeté des êtres qui nous sont les plus proches — incommunicabilité qui n’empêche pourtant pas de s’aimer.

Si le premier volume tissait son intertextualité avec Le Livre de ma mère d’Albert Cohen, celui-ci semble plutôt dialoguer avec La Place d’Annie Ernaux. Mais, toujours, la littérature permet de dire les choses complexes du monde et des relations entre les êtres.

Bourré de tendresse, souvent émouvant, ce petit texte est encore une fois une très jolie réussite !

Je n’ai pas eu le temps de bavarder avec toi
Brahim METIBA
Mauconduit, 2015

Le père adopté, de Didier van Cauwelaert

Je me doute bien que je n’allégerai pas sa peine en te remettant en scène dans ce livre, en te parlant au présent. C’est pour toi surtout que je le fais, tu le sais. J’ai une dette envers toi, au fond d’un tiroir, une promesse qu’il était temps que je tienne, un cadeau que tu aurais voulu que « j’offre aux gens » de ton vivant. Je n’oublie pas cette demande réitérée à divers moments de ton existence où, toujours absorbé dans mes fictions, je n’étais jamais disponible.

J’ai entendu un grand nombre de fois Didier van Cauwelaert raconter cette histoire, qui me met les larmes aux yeux à chaque fois : celle d’un petit garçon de sept ans et demi (lui) qui, lorsqu’il entend son père dire qu’il va se suicider s’il ne peut plus marcher, décide de devenir le plus jeune écrivain de France.

Cette histoire, c’est le point de départ de ce livre qui tient à la fois de l’autobiographie, de la lettre, de la confession, de l’hommage, de la déclaration d’amour et de l’adieu.

Et c’est évidemment bouleversant, mais avec ce tour de force dont seul Cauwelaert est capable : nous faire rire et pleurer à quelques lignes d’intervalle.

Car bien sûr, ce texte, le plus personnel et le plus intime de l’écrivain, ne manque pas de moments tristes, et il est de toute façon placé sous le signe de l’absence de ce père.

Mais voilà, Cauwelaert ne sait pas être larmoyant, jamais, et la même page qui nous a donné les larmes aux yeux nous fait aussi éclater de rire. Car il faut dire que ce père est un drôle de personnage, et on sait désormais d’où notre auteur tient sa fantaisie débordante : des personnages hauts en couleur qui ont marqué son enfance, et en particulier ce père avec qui, il faut bien dire, il entretient une magnifique relation.

Sans autre plan que celui de l’enchaînement des émotions, ce texte apparaît aussi comme la clé de voûte de l’œuvre du romancier : s’il n’en éclaire pas totalement les circonstances, on comprend néanmoins la naissance de certains de ses thèmes obsédants.

C’est la naissance d’une vraie vocation, celle d’un être qui est manifestement destiné à écrire et qui l’a toujours fait, qui jouait  l’écrivain comme d’autres jouent au pompier ou au médecin. Et puis, pour tout dire, quel bonheur de découvrir ce gamin à l’imagination débordante, manipulateur et gentiment mythomane, qui invente des histoires rocambolesques dans lesquelles il entraîne ses camarades, l’ado qui écrit des pièces de théâtre pour draguer les filles, l’adulte qui a trouvé sa vocation de romancier.

C’est, vraiment, un très beau texte : on ne peut que s’attacher à ce père tellement hors du commun qu’il est un vrai personnage de roman, à ce fils aimant et attendrissant, à ces histoires émouvantes et drôles, avec parfois un soupçon de paranormal. J’aurais voulu que ce texte fasse 1000 pages, car il en émane une lumière qui éclaire tout !

Le Père adopté (lien affilié)
Didier van CAUWELAERT
Albin Michel, 2007 (Livre de Poche, 2009)

Un homme ordinaire, d’Yves Simon

Pourquoi faut-il attendre tant de temps pour oser prononcer les mots justes ? Le temps de la mort, celui des silences, le temps de l’absence ? Attendre que l’arrogance de la jeunesse se soit adoucie et que l’ajustement du regard et des mots vise ce qui a compté et non ce qui a manqué.

Vous le savez, j’aime énormément Yves Simon, dont les mots toujours justes me touchent énormément. Mais j’ai tendance à le préférer dans l’autofiction que dans le fictionnel pur. Dans ce texte, paru dans la collection les Affranchis,  il se met totalement à nu, avec beaucoup de sincérité et d’honnêteté.

C’est à son père que le narrateur adresse cette lettre émouvante. Un père qu’il a mal aimé, à qui il a peu parlé, un père dont il a eu un peu honte, parfois. Un père cheminot, mort d’un cancer lorsque le narrateur avait vingt ans. Un père qui lui a donné l’essentiel : l’amour.

Parce qu’Yves Simon parle beaucoup des femmes, il a beaucoup écrit sur sa mère, une de ses Éternelles, sans doute la plus importante ; mais il n’avait jusqu’ici que très peu parlé de ce père grâce à l’amour inconditionnel de qui il s’est construit.

Dans ce texte, Yves Simon arpente le terrain de l’enfance, une enfance pauvre mais digne, qui lui a donné la force de se battre, de ne pas se résigner au destin social et de s’élever.

Mais au-delà du biographique, ce texte touche à l’universel : bouleversant, ce texte est un hommage vibrant au Père qui vient réparer une certaine désinvolture de l’adolescent qui se savait promis à un avenir meilleur et n’a pas su apprécier à sa juste mesure cet homme qui semblait se résigner à la pauvreté.

La grande sensibilité d’Yves Simon, sa sincérité aussi, permet de dire au plus juste l’amour filial inconditionnel, malgré l’irrémédiable opacité de ceux que nous aimons, et ses mots résonneront en chacun.

Un coup de coeur !

Un homme ordinaire (lien affilié)
Yves SIMON
Nil, Les Affranchis, 2011