La Vie absolue, de Didier van Cauwelaert : réparer les vivants

Je me ressaisis. Pas question de redevenir une âme errante corvéable à merci, comme aux premiers temps de mon trépas. Aucune envie de fragiliser cette autonomie relative qui m’a coûté tant d’efforts. La présence obligée qu’entraîne l’exhumation de mon corps ne sera, je suppose, qu’une parenthèse sans suite. Mon rappel sur Terre s’achèvera quand mon caveau sera refermé. Je ne fais plus partie de l’avenir de Fabienne : je dois accepter de ne rien pouvoir pour elle, quelle que soit la force de ses prières.

Chaque année c’est le même rituel, aux alentours du mois de mai : le dernier roman de mon auteur chouchou, que je lis d’une traite, en une soirée délicieuse. Chaque année la curiosité de découvrir ce qu’il a été inventer, mais toujours avec la même confiance, la certitude de passer un bon moment (j’en ai aimé certains moins que d’autres, mais il n’y en a aucun que je n’ai pas aimé du tout).

Ce roman est une suite de La vie interdite, mais on peut tout à fait le lire de manière indépendante car les événements sont clairement rappelés.

Mort depuis 25 ans, Jacques Lormeau (enfin, son corps) est exhumé pour une recherche en paternité, et son esprit se voit donc ramené auprès des siens, alors qu’il était bien tranquille, et se retrouve à naviguer d’un personnage à l’autre, sa femme, sa maîtresse, son fils, la jeune fille qui espère qu’il est son père, et quelques autres personnages.

Il y a tout de même, chez l’auteur, une obsession pour cette thématique de la filiation et de la paternité, mais traitée à sa manière. C’est profondément drôle, léger malgré le tragique, grâce au regard surplombant de ce fantôme qui va et vient de l’un à l’autre. Et surtout, c’est réconfortant, comme un doudou : plein d‘amour et de tendresse, et on sait que quoi qu’il arrive, cela va bien se finir (même si je suis un peu réservée sur un point, niveau honnêteté des personnages mais passons), et par les temps qui courent c’est plutôt bienvenu ! Et toujours, ce tour de magie qui consiste à allier la gaité, et la mélancolie !

La Vie absolue
Didier van CAUWELAERT
Albin Michel, 2023

Mighty Aphrodite (Maudite Aphrodite) de Woody Allen

Of all human weaknesses, obsession is the most dangerous, and the silliest!

Même si j’ai un peu ralenti ces derniers temps, je poursuis mon projet de voir/revoir toute la filmographie de Woody Allen.

Lenny, un rédacteur sportif qui ne voulait absolument pas d’enfant, est fou de son fils adoptif Max. Et convaincu qu’il est un génie. Aussi se met-il en quête de sa mère biologique… et découvre qu’il s’agit d’une prostituée qui n’a pas inventé l’eau tiède. Mais il se prend d’amitié pour elle, et décide de l’aider à changer de vie.

Un excellent Woody Allen, drôle et jubilatoire, dont l’originalité tient à la narration faite par un chœur antique mené de main de maître par le choryphée, qui tient son rôle originel dans la tragédie. Il met en évidence fatalité, hybris, ironie tragique ou deus ex machina, mais apparaît ici de plus en plus déjanté, l’ensemble se terminant en comédie musicale de Broadway (avec un petit côté Monty Python) et non dans le sang, malgré la présence d’Œdipe, histoire de pointer du doigt encore une fois les névroses et obsessions alleniennes et notamment la psychanalyse.

Mais beaucoup moins que d’habitude, finalement et si le questionnement tourne bien autour de l’amour et de ses complications, la paternité, le couple, l’ensemble reste plus léger que d’autres de ses comédies de cette période, et le personnage de Lenny, joué par Woody Allen lui-même, n’est pas un intellectuel névrosé mais bien un être attachant et maladroit, terriblement attendrissant dans des efforts pour que tout le monde soit heureux.

Le casting dans l’ensemble est particulièrement réussi : Mira Sorvino est parfaite en bécasse, et c’est un plaisir de voir Helena Bonham-Carter incarner une personne normale !

Une comédie sympathique, aux dialogues comme d’habitude parfaitement maîtrisés : que demander de plus ?

Mighty Aphrodite (Maudite Aphrodite)
Woody ALLEN
1995

Comment tu parles de ton père, de Joann Sfar

Il paraît que c’est ça, devenir adulte : le père meurt, on n’a plus d’autre ennemi que soi-même.

Il paraît que Joann Sfar trouve le temps de dormir et de s’occuper de ses enfants. Je ne sais pas trop comment il fait, vu le nombre d’ouvrages qu’il publie. Rien qu’en cette rentrée littéraire, il nous offre ce récit, dont on parle déjà beaucoup, et une nouvelle bande dessinée. Commençons par ce récit.

Parce qu’il n’est pas religieux pour un sou, Sfar, plutôt que d’aller à la synagogue prier pour l’âme de son père, préfère écrire un livre sur lui. Ce sera son Kaddish.

Immédiatement touchant et émouvant, ce récit est en même temps éminemment drôle. Il y a quelque chose de Woody Allen (et d’ailleurs il est plusieurs fois fait référence à Hollywood Ending) dans cette espèce de nihilisme désespéré plein d’autodérision d’un narrateur pris entre le marteau des traditions juives et l’enclume de sa non-religiosité.

Pourtant, au-delà de la réflexion sur le judaïsme et ses traditions (et aussi sur le sexe), au-delà de l’histoire particulière, le récit atteint quelque chose d’universel, et c’est la grande force de ce texte. Joann nous parle d’André, un personnage haut en couleurs, avocat, bagarreur, amateur de femmes mais aussi très attaché aux traditions, et avec qui il avait des relations complexes, parfois difficiles, mais pleines d’amour.

Mais il nous parle aussi de ce que c’est que de grandir, et du rôle de la figure paternelle dans le devenir adulte, figure à la fois modèle et repoussoir, toute-puissante, effrayante et parfois arbitraire, à l’image du Dieu des Juifs. Figure d’autant plus importante que la maman de Joann Sfar est morte lorsqu’il avait 3 ans (et qu’on le lui a caché).

Attendrissant, drôle, ce récit est un très bel hommage au père dans toutes ses dimensions !

Comment tu parles de ton père (lien affilié)
Johann SFAR
Albin Michel, 2016

Ange et Gabrielle, d’Anne Giafferi

On a quand même bien le droit de prendre son temps pour grandir, non ?

Un film que je voulais absolument voir : d’abord parce qu’il est adapté d’une pièce de théâtre de Murielle MagellanL’Eveil du chameau, pièce que je n’ai ni lue ni vue, mais j’aime beaucoup Murielle Magellan ; ensuite parce que je suis très adepte d’Isabelle Carré ; enfin parce que, si je n’ai jamais spécialement succombé à Patrick Bruel en tant que chanteur, je l’aime plutôt beaucoup comme acteur. Trois bonnes raisons, donc.

Un beau matin, Ange, séducteur invétéré et célibataire endurci phobique de l’engagement, voit surgir dans son bureau Gabrielle, qui lui annonce que sa fille Claire, 17 ans, qu’elle élève seule, est enceinte de Simon, supposé être le fils d’Ange, et que ce serait bien que ce dernier lui parle et le convainque d’assumer cette paternité.

Le problème ? Ange n’a jamais accepté de reconnaître être le père de Simon, et refuse d’entendre parler de cette histoire…

Un très joli film, très tendre, très drôle aussi avec des personnages hauts en couleurs et des scènes qui ne sont pas sans rappeler le mythique Trois Hommes et un couffin. 

C’est une comédie romantique, mais pas seulement : c’est aussi un film qui interroge la paternité, la filiation, la reproduction de certains schémas familiaux. A travers le désir d’enfant (le film donnerait presque envie d’en avoir) (j’ai bien dit presque), il est aussi question de l’acceptation de devenir adulte.

Isabelle Carré est, comme d’habitude excellente, incarnant une Gabrielle à la fois drôle, obstinée, fragile et touchante. Quant à Bruel, il est parfait dans ce rôle de séducteur qui se veut cynique mais cache mal un petit cœur tendre prêt à succomber aux joies de la paternité !

Une comédie pleine de fraîcheur et de sensibilité, à voir : c’est parfait pour la saison !

Ange et Gabrielle
Anne GIAFFERI
2015

J’étais la fille de François Mitterrand, d’Elsa Flageul

Oui, je suis la fille de cet homme qui en impose, tout mon corps me le dit, on ne peut nier l’évidence je suis sa fille j’en suis sûre. Tout chez lui m’est familier, sa seule présence éveille en moi quelque chose d’intérieur, d’intime. Quelle autre explication si ce n’est cette filiation incroyable, scandaleuse ?

Depuis ma lecture des Mijaurées et ma rencontre avec Elsa Flageul à Limoges, j’avais très envie de poursuivre ma découverte de son travail, et notamment son premier roman, attendu que j’aime énormément les premiers romans. Dans celui-ci, contrairement à ce que le titre pourrait faire croire, il n’est pas du tout question de Mazarine, ni même d’une quelconque fiction d’après une histoire vraie autour d’un enfant caché.

C’est plus simple, et plus complexe.

Loulou a dix ans. La première fois qu’elle voit François Mitterrand, c’est lors du transfert des cendres de Jean Monnet au Panthéon en 1988. Elle est subjuguée par l’autorité et le charisme qui émanent de lui. Et, pour elle, la seule explication à cette émotion, c’est qu’elle est sa fille !

Le récit alterne entre la première et la troisième personne, abordant ainsi plusieurs points de vue sur l’histoire. Une histoire somme toute banale, mais traitée de manière touchante et originale, et servie par une écriture nerveuse : parce qu’elle ne parvient pas à communiquer avec son père, critique de cinéma, qui l’aime et fait ce qu’il peut mais se montre maladroit et désemparé, Loulou s’en choisit un autre, figure idéale de l’autorité.

Il y a de l’humour, mais aussi des passages plus graves, d’autres très tendres : un mélange qui permet d’interroger avec beaucoup de subtilité la question de la filiation, de la transmission, et de l’amour.

Un très joli premier roman, que je vous engage à découvrir si ce n’est déjà fait !

J’étais la fille de François Mitterrand (lien affilié)
Elsa FLAGEUL
Julliard, 2009

L’Invention de la solitude, de Paul Auster

Avant même d’avoir préparé nos bagages et entrepris les trois heures de route vers le New Jersey, je savais qu’il me faudrait écrire à propos de mon père. Je n’avais pas de projet, aucune idée précise de ce que cela représentait. Je ne me souviens même pas d’en avoir pris la décision. C’était là, simplement, une certitude, une obligation qui s’était imposée à moi dès l’instant où j’avais appris la nouvelle. Je pensais : mon père est parti. Si je ne fais pas quelque chose, vite, sa vie entière va disparaître avec lui.

Il n’y a que peu d’auteurs qui sont capables de griller tout le monde dans la pile vacillante des livres qui attendent d’être lus. Paul Auster est, indéniablement, de ceux-là, et dès mon retour du salon du livre, le vendredi soir, c’est avec lui que je me suis glissée sous la couette, épuisée mais curieuse (n’y voyez là aucune connotation érotique).

J’aime ses romans, évidemment, mais je crois que j’aime encore plus ses textes autobiographiques, qui ont cette extraordinaire qualité d’être tous différents et d’appréhender la vie de l’auteur sous des angles variés.

L’Invention de la solitude est constitué de deux textes écrits entre 1979 et 1981.

Le premier, à la première personne, est de facture assez classique : lorsque son père meurt, l’auteur éprouve le besoin d’aller à sa recherche et d’écrire sur lui, afin de cerner cet homme énigmatique avec qui il n’a jamais réussi à tisser de vrais liens.

Le second, Le livre de la mémoire, est plus austérien : écrit à la troisième personne, il s’interroge sur les méandres de la mémoire à travers le personnage d’A.

Publié en 1982, ce diptyque est l’un des premiers écrits de Paul Auster, à une époque charnière de sa vie : la mort de son père, puis sa séparation avec sa première femme ; il rencontrera Siri en 1981.

Et pourtant, finalement, tout est déjà là, dans ce texte-labyrinthe qui semble être par moments la matrice de ses œuvres futures, et notamment Moon Palace. Ici, Paul Auster s’interroge beaucoup sur la paternité, d’une part dans sa relation avec son père, ce qui donne des passages très émouvants, et d’autre part dans son amour pour son fils Daniel. Il parle aussi beaucoup, plus qu’ailleurs me semble-t-il, de ses origines juives.

Le second texte, sans conteste, est le plus complexe et le plus riche : tissé de poésie, c’est un texte qui pousse à méditer et à s’interroger sur le monde. Il suit une logique thématique et émotionnelle et non réellement narrative, mimant en cela  l’organisation de la mémoire, et propose des réflexions absolument sublimes sur certains points.

Avec ce livre incroyablement brillant, profond, intelligent, pertinent, d’une grande richesse culturelle, Paul Auster m’a une nouvelle fois ravie !

L’Invention de la solitude (lien affilié)
Paul AUSTER
Traduit de l’américain par Christine Le Bœuf
Actes Sud, 1988   

La vie interdite, de Didier van Cauwelaert

Les chiffres du réveil à quartz se succèdent, rythmés par la respiration de Naïla qu’accompagne, toutes les dix minutes, le ronron du frigo. Le temps semble passer pour moi comme de mon vivant, mais la fuite des secondes ne signifie plus rien, ne me conduit nulle part. Je m’embête. J’ai essayé de prier, pour recommander mon âme à Qui de droit, avec un q majuscule, mais je me suis fait l’effet d’un client oublié qui essaie d’attirer l’attention du serveur, et j’ai arrêté, par respect humain. Dieu (s’Il existe ; pour l’instant je n’ai aucune information de ce côté-là…), Dieu que je m’embête. Et je pressens que ce n’est qu’un début.

Quoi, ça faisait longtemps ! 3 mois que je n’avais pas lu/relu un roman de mon auteur chouchou ! Une éternité, en somme. Et donc, comme en ce moment je suis d’humeur chagrine, j’ai décidé de poursuivre mon challenge personnel « je relis toute l’œuvre de mon romancier préféré » avec ce roman qui est l’un de mes préférés.

Cela commence mal : un beau matin, Jacques Lormeau, quincaillier et artiste-peintre, se réveille mort dans les bras de sa maîtresse. Enfin se réveille… disons que son corps est toujours dans son lit, mais que son esprit flotte au-dessus du frigo de la caravane où il a élu domicile.

Il ne se passe rien d’autre : pas de tunnel de lumière, pas d’accueil par ses proches disparus. Par contre, sa mort est tout de même le début d’une drôle d’aventure.

Le roman étant entièrement écrit du point de vue d’un mort, on ne peut pas dire que cela manque d’originalité ; du reste, l’après-mort et la survie de la conscience est un sujet qui fascine notre auteur et que l’on retrouve beaucoup dans ses réflexions.

Mais ici, il choisit de le traiter de manière burlesque et irrévérencieuse, notamment dans sa manière d’évacuer totalement la dimension religieuse : car, malgré ce point de départ plutôt peu gai, le roman est drôle, et j’ai éclaté de rire à de nombreuses reprises ; ce qui ne l’empêche pas d’être tendre et émouvant, notamment dans la peinture de la relation père-fils, et de susciter la réflexion.

Il y a, évidemment, un aspect satirique avec un portrait assez navrant de la mesquinerie de la bourgeoisie de province, ses bassesses, le rôle des apparences. Mais ce qui est surtout passionnant, c’est la réflexion sur la vie, ce qu’on en fait, nos choix et nos renoncements. Et le travail du deuil : laisser partir ceux que l’on a aimés.

Un roman que j’ai une nouvelle fois adoré, qui m’a fait du bien, drôle, attendrissant, émouvant, non pas tour à tour mais en même temps. A savourer sans modération !

La vie interdite (lien affilié)
Didier van CAUWELAERT
Albin Michel, 1997 (Livre de poche)